Le Tchad constitue aux yeux de ses partenaires internationaux un « verrou stratégique », au croisement entre l’Afrique du Nord, l’Afrique centrale et la région du Sahel. Autrefois considéré comme un pays pauvre, enclavé et de surcroît très endetté, il a su se rendre incontournable dans la lutte contre la menace djihadiste.
Par Pius Moulolo
Le Tchad serait un acteur incontournable de la lutte contre le terrorisme islamique. C’est du moins l’argumentaire d’Amandine Gnanguênon, chercheuse à la fondation Friedrich-Ebert-Stiftung :« Le Tchad évolue dans un environnement régional sécuritaire instable. Le chaos en Libye après 2011, la chute du Président Omar el-Béchir au Soudan en 2019, l’instabilité récurrente en République centrafricaine (RCA) et la présence de Boko Haram et affiliés dans le Bassin du Lac Tchad sont autant d’incertitudes que le pays cherche à maîtriser . » En dix années, explique-t-elle, « Idriss Déby a réussi à transformer cette insécurité à ses frontières en véritable atout. Le déploiement de l’armée tchadienne en RCA (2012-2014), au Mali (depuis 2013) et dans le Bassin du Lac Tchad (depuis 2015) sont sans doute le meilleur exemple de la manière dont les opérations extérieures servent les ambitions personnelles du Président tchadien et sa stature à l’international. »
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La politique d’influence du Tchad repose de ce fait sur un double levier stratégique, constitué de la capacité de projection de son armée dans un cadre multinational, et du déploiement d’une diplomatie volontariste au sein des instances régionales et internationales. Certes, les nations de la zone sahélo-saharienne sont peu outillées pour contenir des menaces de type asymétrique ; toutefois, les autorités tchadiennes ont souvent accusé certains états-voyous de financer des « guerres par procuration » dans les pays voisins, afin d’entretenir des « agendas liés aux intérêts économiques » spécifiques. L’immensité de la région du Sahel, couplée à ses énormes ressources énergétiques et minières, attise la convoitise des grandes puissances. La politique étrangère du Tchad dans un tel contexte repose sur une diplomatie de conjoncture, faite de ruptures et de continuités en fonction de ses intérêts vitaux.
La France, maîtresse du jeu
Ancienne puissance colonisatrice, la France est restée maîtresse du jeu politique au Tchad depuis l’accession du pays à son indépendance, en 1960. Les relations entre les deux États s’établissent dès 1900, avec la bataille de Kousséri, à l’issue de laquelle le territoire tchadien passe sous protectorat français. Devenu colonie dans le cadre de l’Afrique-Équatoriale française (AEF), le Tchad est le premier pays à combattre aux côtés de la France libre durant la Seconde Guerre mondiale. À partir de 1968, de nombreux accords de coopérations techniques et de défense sont passés entre Paris et les différents gouvernements tchadiens en place, de François Tombalbaye à Hissène Habré. La France s’implique dans plusieurs opérations militaires d’envergure : opération Manta (1983-1984), opération Épervier (1986-2014), opération Dorca (2004), EUFOR Tchad-RCA (2008-2009) et Minurcat (2009-2010).
Le 11 janvier 2013, l’armée française intervient au Mali dans le cadre de l’opération Serval afin de contenir la nébuleuse terroriste Al-Qaïda, déjà présente dans les villes de Tombouctou, Gao et Kidal. Une semaine plus tard, 1 400 soldats tchadiens bravent le désert sur quelque 2 000 km pour intervenir aux côtés des forces françaises. N’Djamena a abrité à partir d’août 2014 le quartier général du commandement de l’opération Barkhane, laquelle remplaçait les opérations Épervier et Serval. Aujourd’hui, le retrait du Mali du G5 Sahel replace le Tchad au cœur du dispositif tactique de lutte contre le terrorisme dans la région. Prenant le pas sur les forces régionales, telles que la Cedeao, le Tchad et la France matérialisent une longue tradition de « fraternité d’armes ».
C’est grâce à cette relation privilégiée avec Paris qu’Idriss Déby Itno doit la survie de son régime lors des attaques rebelles aux portes de N’Djamena en 2006 et 2008. Un soutien souvent critiqué par l’opposition tchadienne, qui y voit un signe d’ingérence d’une puissance étrangère. La France dispose en effet d’une ambassade et de trois représentations consulaires, à N’Djamena, Abéché et Moundou. Elle figure parmi les premiers partenaires économiques du pays, avec une vingtaine de filiales d’entreprises opérant sur le territoire. C’est le principal fournisseur de l’armée tchadienne en carburant, soit 4 millions d’euros de chiffre d’affaires par an. Dès le début des années 1990, la société Elf Aquitaine a été très impliquée dans le projet pétrolier de Doba, avant de se retirer au profit de compagnies américaines.
L’expansionnisme américain
Washington ne s’intéresse à l’Afrique subsaharienne qu’à partir de 1958, avec la création par le Congrès américain d’un bureau indépendant chargé des questions africaines. Usant du soft power (diplomatie, aide humanitaire, appui au développement, opérations militaires secrètes), les États-Unis procèdent à une sous-traitance stratégique avec la France, considérée comme puissance tutélaire. C’est ainsi qu’en 1969, le Président François Tombalbaye confie des permis d’exploration pétrolière à la compagnie américaine Conoco. Le premier forage est réalisé à Doba en 1973. L’administration Reagan soutien par la suite, en 1982, le coup d’État d’Hissène Habré contre Goukouni Oueddei, ce dernier étant considéré comme proche de la Libye de Mouammar Kadhafi, accusée de soutenir le terrorisme international.
À la fin de la guerre froide en 1990, les États-Unis réévaluent leur coopération avec le Tchad, prenant en compte les nouveaux enjeux économiques et sécuritaires. Ils mettent ainsi sur pied une politique étrangère plus agressive et expansive, qui conduit au renversement d’Hissène Habré et à son remplacement par Idriss Déby Itno. L’exploitation pétrolière est alors confiée aux compagnies ExxonMobil et Chevron, qui prennent le pas sur les intérêts français. « Ainsi, dans les années 2000, l’influence américaine se fait plus importante au Tchad : l’entourage pétrolier de G.W. Bush et la proximité du Soudan et de la Libye font de l’ancienne colonie une zone stratégique pour les États-Unis », explique Pierre Bertin, de l’École de guerre économique. Le Tchad devient le fer de lance de la lutte antiterroriste et bénéficie du soutien matériel et financier des États-Unis.
Le sommet USA-Afrique qui s’est tenu du 13 au 15 décembre derniers à Washington a permis de réchauffer encore davantage les relations entre les deux pays. Prenant part à cet évènement sur invitation de son homologue Joe Biden, le Président de la Transition, Mahamat Idriss Déby, s’est lancé dans un important lobbying diplomatique en rencontrant de hautes personnalités politiques. Les officiels tchadiens ont parlé d’une « victoire diplomatique », le Tchad étant le seul pays en transition à être invité. Cette rencontre intervient quelques mois seulement après la tournée africaine du Secrétaire d’État américain Antony Blinken (du 7 au 12 août), laquelle avait pour but de contrer la montée en puissance de l’influence russe sur le continent.
Tchad-Russie : un mariage de raison
N’Djamena a accueilli du 26 au 28 mars 2018 le premier Forum bilatéral de coopération entre le Tchad et la Russie. Une délégation d’hommes d’affaires russes, conduite par le président de la Chambre de commerce et d’industrie de Moscou Konstantin Anastasiadia, a par la suite été reçue par le gouvernement tchadien. À la clé, des conventions de financement d’un montant global de 7,5 milliards d’euros, portant sur la construction d’un aéroport international, d’une raffinerie de pétrole, d’une centrale électrique à énergie solaire et d’un système d’alimentation électrique à Sédigui. Cependant, à l’exception du commerce des armes, les échanges commerciaux entre les deux pays sont demeurés assez faibles.
Les relations diplomatiques entre le Tchad et la Russie ont été établies le 24 novembre 1964, au lendemain des indépendances. Mais la Russie ayant notamment été accusée de soutenir la Libye de Mouammar Kadhafi durant la période de guerre froide, elles se sont distendues, avant de se normaliser à la fin du conflit tchado-libyen (1987). Lors de la 9e Conférence de Moscou sur la sécurité internationale de juin 2021, de nouveaux accords militaires ont été signés (90 % des armes et du matériel militaire de l’armée tchadienne sont de fabrication russe). « Le Vice-Ministre russe de la Défense [le général-colonel Alexandre Fomine] nous a assurés d’une aide au renforcement des capacités de défense de notre État, et donc à la protection de la souveraineté de l’intégrité territoriale », a déclaré à cette occasion le général Daoud Yaya Brahim, chef de la délégation tchadienne. La coopération militaire avec le Kremlin repositionne le Tchad au cœur des enjeux géostratégiques de la planète.
Rétablissement du dialogue avec Doha
L’arrivée au pouvoir de Mahamat Idriss Déby marque un tournant dans les relations entre le Qatar et le Tchad. Lors d’une visite effectuée à Doha en septembre 2021, le Président tchadien a officiellement sollicité la médiation de l’Émir du Qatar en vue de l’organisation d’un grand dialogue de réconciliation au Tchad. Doha abrite en effet une grande partie de l’opposition politico-militaire tchadienne depuis la tentative de putsch manquée des 2 et 3 février 2008. Une coalition de groupes rebelles fédérée autour du Rassemblement des forces pour le changement (RFC) des frères Tom et Timan Erdimi avait tenté de renverser le pouvoir en place. Timan Erdimi, neveu de l’ancien Président Idriss Deby Itno, est exilé depuis lors au Qatar. Ce qui n’a pas manqué de créer une importante brouille diplomatique entre les deux pays.
En 2017, le Qatar a été exclu du Conseil de coopération du Golfe (CCG) aux motifs de soutien au terrorisme international et de rapprochement avec l’Iran, qui entretient des relations houleuses avec l’Arabie saoudite. Dans la foulée, plusieurs pays africains, parmi lesquels le Tchad, ont rompu avec le Qatar, au prétexte de tentative de déstabilisation depuis la Libye. Le 24 août 2017, le Tchad annonçait la fermeture de l’ambassade du Qatar à N’Djamena, appelant la pétromonarchie à « cesser toute action pouvant porter atteinte à sa sécurité ainsi que celle des pays du Bassin du Lac Tchad et du Sahel ». Toutefois, poussés par la realpolitik, au vu de l’influence de Doha dans les jeux politico-sécuritaires du Sahel, les deux pays ont procédé le 21 février 2018 à la signature d’un mémorandum d’entente consacrant le rétablissement de leurs relations. Ce rapprochement entre Doha et N’Djamena n’a pas manqué de susciter quelques inquiétudes du côté de Paris, et ce d’autant plus que le Qatar entretient d’excellentes relations avec la Turquie, la Russie et la Chine, de grands émergents qui empiètent dangereusement sur le pré carré français.
La Chine, partenaire stratégique
Longtemps polluées par la question taïwanaise, les relations diplomatiques entre la Chine et le Tchad n’ont été rétablies qu’en 2006. Lors du Forum de coopération Chine-Afrique (Focac) de septembre 2018, feu le Maréchal Idriss Déby Itno et Xi Jinping avaient relevé la nécessité d’approfondir leurs relations bilatérales dans les secteurs prioritaires des infrastructures, de l’énergie et des mines. Le Tchad a dès lors bénéficié de projets d’envergure dans les secteurs pétrolier et minier. C’est notamment le cas de la raffinerie de Djermaya (construite et mise en exploitation par la China National Petroleum Corporation), ou de la cimenterie de Baoré dans la région de Mayo-Kebbi Ouest.
Dans le domaine des infrastructures sociales, la coopération chinoise a permis de construire le grand Hôpital de l’amitié Tchad-Chine, le Palais de la démocratie (qui abrite l’Assemblée nationale), l’hôtel Soluxe, et de nombreuses routes. Pékin s’est également engagé à construire un centre de données national, installer la fibre optique à travers le pays et moderniser la Société des télécommunications du Tchad (Sotel). Il est également prévu un stade d’une capacité de 30 000 places à N’Djamena. Les deux pays se penchent actuellement sur leur coopération militaire, comme le démontre la rencontre du 3 janvier 2020 entre le Ministre tchadien de la Défense Mahamat Abali Salah et une délégation conduite par l’ambassadeur de Chine au Tchad, Li Jinjin.
Le G5 Sahel
Le G5 Sahel est un organisme de coopération en matière de sécurité et de développement dans la région du Sahel. Il a été créé le 16 avril 2014 à Nouakchott par cinq pays qui en constituent les États membres : la Mauritanie, le Mali, le Burkina Faso, le Niger et le Tchad. Le 20 novembre 2015, les Chefs d’État du G5 Sahel ont annoncé la création d’une Force militaire antiterroriste conjointe (FC-G5S) comptant près de 10 000 hommes. Le G5 s’est alors imposé comme principal organisme de lutte contre la criminalité transfrontalière et le terrorisme dans le Sahel. Face aux difficultés de financement rencontrées, les États membres du G5 ont demandé qu’il soit placé sous le chapitre 7 des Nations unies. Le quartier général de cette force conjointe, originellement installé au Mali, a été transféré à Niamey depuis la décision du pays de se retirer, le 15 mai 2022.
Le Sommet États-Unis – Afrique
Le Sommet des dirigeants États-Unis – Afrique s’est tenu du 13 au 15 décembre 2022 à Washington. Pendant trois jours, il a permis aux participants d’échanger sur les questions de démocratie, droits de l’homme, paix et sécurité, santé, changements climatiques, économie, énergie, infrastructures, sécurité alimentaire et Covid-19. Les États-Unis souhaitent impulser une nouvelle dynamique aux relations avec les pays africains face à la concurrence de la Chine et de la Russie. Washington a annoncé des financements à hauteur de 55 milliards de dollars sur les trois prochaines années dans les domaines du numérique, des infrastructures et de la santé. Joe Biden a informé qu’il y aurait une représentation permanente de l’Afrique au sein du G20 et au Conseil de sécurité de l’ONU. Ce sommet intervient 8 ans après celui organisé par Barack Obama, en 2014.