Face à la colère des agriculteurs français, l’État a décidé de mettre en place des mesures d’urgence, et un projet de loi est en cours. Le malaise est profond chez les agriculteurs qui attendent des actes concrets de la part du Gouvernement, sous peine de reprendre la contestation.
Par Stanislas Gaissudens
Les agriculteurs européens sont en souffrance. Début janvier 2024, des manifestations ont eu lieu dans de nombreux pays de l’Union européenne (UE) — de l’Allemagne à la Bulgarie, en passant par les Pays-Bas ou la Pologne. Les travailleurs de la terre sont en colère et les raisons en sont multiples. Ils ont exprimé lors de défilés leur ras-le-bol de la bureaucratie de l’UE — qui « n’écoute pas les agriculteurs », selon Christiane Lambert, ex-présidente de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) —, du coût trop élevé du carburant, de la pression de la grande distribution, ou encore de la concurrence déloyale des produits ukrainiens (cf. encadré).
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Une profession en souffrance
En France, le mouvement de contestation a rapidement pris d’importantes proportions. Le 31 janvier, le ministère de l’Intérieur évoquait « plus de 100 points de blocage » dans tout le pays. En bloquant les axes stratégiques, notamment autour de la capitale, les agriculteurs ont rapidement fait plier le Gouvernement. Dès le 1er février, le Premier ministre Gabriel Attal prenait la parole pour annoncer des mesures destinées à désamorcer la crise. Exonérations sur les successions agricoles, enveloppe de 150 millions pour les éleveurs, remboursement rapide de la taxe sur le gazole non routier : ce sont les principales mesures annoncées par le Chef du Gouvernement. Mais elles ne suffisent pas à résoudre le mal-être profond que traverse le secteur.
Face à un monde en mutation, où la place de l’agriculture a changé, ceux qui en vivent se sentent incompris et dévalorisés. De manière générale, les agriculteurs s’appauvrissent. En France, ces 30 dernières années, leur revenu net a baissé de près de 40 %. Les retraités de la profession touchent en moyenne seulement 1 079 euros bruts mensuels pour une carrière complète, selon les chiffres de la Mutualité sociale agricole (MSA). En dépit des lois Chassaigne de 2020 et 2021, qui ont permis de rehausser et de fixer un niveau plancher pour les retraites des agriculteurs, le compte n’y est toujours pas. Selon l’Insee, en 2021, pour 15 % des agriculteurs, le revenu était nul ou déficitaire, notamment dans la production d’ovins, caprins, équidés et autres animaux, ainsi que dans l’arboriculture. Face aux difficultés économiques et au mal-être ressenti, certains commettent l’irréparable. Les exploitants agricoles ont la mortalité par suicide la plus élevée de toutes les catégories sociales. Elle touche surtout les hommes de plus de 65 ans.
Trouver des réponses pérennes
Le « projet de loi d’orientation pour la souveraineté agricole et le renouvellement des générations en agriculture » a été présenté le 3 avril dernier en Conseil des ministres par le Ministre de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire, Marc Fesneau. Ce projet, qui devrait être adopté avant l’été, « fixe une orientation claire pour affronter deux défis intrinsèquement liés : celui du changement climatique d’une part et celui du renouvellement des générations d’autre part », a expliqué le Ministre, qui entend faire de l’agriculture une grande priorité nationale. Le renouvellement des générations est effectivement un problème. En 30 ans, le nombre d’exploitations agricoles a diminué de 60 %. Les agriculteurs peinent à trouver des repreneurs lorsqu’ils partent en retraite, et il est difficile pour les jeunes de s’installer. Le projet de loi du Gouvernement prévoit un certain nombre de mesures destinées à faciliter leur implantation. Le réseau « France service agriculture » qui va être créé constituera un guichet unique censément plus accessible. Un nouvel outil de portage du foncier doit être mis en place afin de permettre de lever de l’argent auprès d’investisseurs pour acheter des terres et les louer à de nouveaux agriculteurs : 400 millions d’euros vont être consacrés à ce portage foncier, et 2 milliards d’euros seront dédiés à des prêts pour de nouvelles installations.
D’ici à 2030, plus de la moitié des agriculteurs actuellement en activité seront partis à la retraite. Le renouvellement des générations dans le secteur constitue un défi pour la souveraineté alimentaire de la France. Le projet de loi vise donc à renforcer l’attractivité du métier. Un « Programme national d’orientation et de découverte des métiers de l’agriculture et de l’agroalimentaire » et un « Bachelor agro » de type Bac + 3 doivent être mis en place. De nouveaux enseignants doivent être recrutés et formés sur les trois prochaines années.
Simplifier au détriment de l’environnement ?
Le projet de loi prévoit des mesures de « simplification », avec notamment l’adaptation du régime de répression des atteintes au droit de l’environnement, la réduction des délais de recours contentieux contre les projets agricoles et ouvrages hydrauliques, ainsi que la simplification et l’unification du régime applicable aux haies. « L’agrobusiness en a rêvé, la FNSEA l’a demandé, le Gouvernement l’a fait », dénonce l’ONG Greenpeace. Cette dernière juge que sous des couverts de simplification, le pays favorise l’industrialisation de l’agriculture. Elle demande la suppression de l’article 15 du projet qui, avec sa « présomption d’urgence » en cas de contentieux, permettra d’accélérer « la construction des fermes-usines et des mégabassines ». Le Gouvernement veut aussi adapter l’échelle des peines et remplacer des sanctions pénales par des sanctions administratives dans certains cas d’atteinte à l’environnement ou à la biodiversité. « On ne va pas envoyer un agriculteur en prison parce qu’il a taillé sa haie au mauvais moment », résumait le Ministre de l’Agriculture lors de la présentation du projet.
La FNSEA, si elle regrette un manque d’ambition, a largement influencé ces choix. Marc Fesneau rappelait le 28 mars, lors du congrès national de la FNSEA, que les articles du projet étaient « le produit d’un dialogue avec [leurs] responsables nationaux ». Cette forme de « cogestion » de la politique agricole nationale est cependant dénoncée par des syndicats comme la Confédération paysanne ou la Coordination rurale, qui rejettent l’agro-industrie. Qu’en pensent les agriculteurs ? Rien, dans le projet de loi, ne traite d’une hausse de revenu ou de prix adaptés qui leur permettraient de mieux vivre de leur travail. C’était pourtant l’une de leurs principales revendications lors des manifestations de ce début d’année.
Produits agricoles ukrainiens
Une concurrence déloyale pour les exploitants de l’UE
Au début de la guerre avec la Russie, l’UE a décidé de soutenir l’Ukraine, alors en grande difficulté, en favorisant ses exportations vers le marché européen. Les droits de douane ont été fortement abaissés, ce qui a eu pour résultat une augmentation conséquente des importations de sucre, de poulets et d’œufs. À titre d’exemple, avant la guerre, l’UE importait 20 000 tonnes de sucre d’Ukraine, contre 400 000 tonnes aujourd’hui. Les exportations agricoles de l’Ukraine vers l’UE ont progressé de 176 % entre les onze premiers mois de 2021 et les onze premiers mois de 2023, selon une note de recherche du cabinet de conseil en économie Asterès parue fin janvier 2024.