Depuis la loi NOTRe de 2015, les compétences des régions se sont largement renforcées. Mais cet accroissement de l’autonomie est-il aussi acté sur le plan financier et fiscal ?
Par Clément Airault
Dans un État aussi centralisé que la France, le transfert des compétences de l’État vers les collectivités territoriales, et en particulier les régions, n’est pas chose aisée. L’Hexagone se décentralise progressivement depuis les années 1980, et ce principe est même inscrit dans la Constitution depuis le 28 mars 2003, cette loi constitutionnelle, communément appelée « Acte II de la décentralisation », renforçant l’autonomie des collectivités sur la question des finances locales. Par la suite, la loi Nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) du 27 août 2015 a marqué une étape importante en renforçant durablement les compétences des régions sur les trois grands axes que sont le développement économique, l’aménagement durable du territoire et les transports. Il s’agit du troisième volet de la réforme des territoires, après la loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles, et la loi relative à la délimitation des régions de 2015, engagée à l’initiative du Président François Hollande. Mais cette réforme territoriale, qui a pris effet le 1er janvier 2016 et fait des régions des « grandes » sur le plan territorial, n’empêche-t-elle pas ces dernières de rester des « lilliputiennes » budgétaires, comme le titrait Ouest-France le 27 novembre 2015.
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Selon une étude publiée en 2019 par France Stratégie, la faible décentralisation des dépenses publiques est une singularité française. Le poids des finances locales dans les finances publiques n’a cependant cessé de s’accroître. D’après la Cour des comptes, en 1980, les collectivités locales représentaient 17 % des dépenses et 15 % des recettes de l’ensemble des administrations publiques. Leur part s’est accrue pour atteindre 20,2 % des dépenses publiques en 2019 (alors que la moyenne européenne était de 31 %), « avant de redescendre à 19 % en 2021 sous l’effet de la forte augmentation des dépenses de l’État et de la sécurité sociale pendant la crise sanitaire ». À cette même date, les recettes des collectivités locales représentaient 21,3 % des recettes publiques. Selon l’association Régions de France, en 2023, les budgets des régions représentaient un total de 46 milliards d’euros (emprunts, remboursements d’emprunts et frais financiers compris), dont 26,7 milliards en fonctionnement et 15,5 milliards en investissement.
L’épineuse question de la gestion financière
La décentralisation, telle que nos institutions l’ont mise en œuvre depuis les lois Defferre de 1982 et 1983, a entraîné un bouleversement de la gestion financière des collectivités locales. Au fil des réformes, la situation a évolué. Un appareil administratif a vu le jour (création de la fonction publique territoriale). « [Sa] dimension a crû avec l’étendue des compétences exercées, l’institutionnalisation de l’intercommunalité dans une pluralité de statuts et une grande diversité de missions, la mise en œuvre des lois successives de décentralisation résultant de priorités politiques différentes et, enfin, les soubresauts de l’actualité et les crises sociales, économiques ou financières qui ont émaillé la période », précise un rapport de la Cour des comptes de mars 2023 ; ce qui a eu des impacts majeurs sur les finances locales.
Le principe de « compensation financière des transferts de compétences » prévoit que « tout transfert de compétences entre l’État et les collectivités territoriales s’accompagne de l’attribution de ressources équivalentes à celles qui étaient consacrées à leur exercice ». Le financement se fait à 81 % par des transferts de fiscalité. Pour les régions, la Taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE) constitue la principale ressource fiscale. Mais elles estiment que cette compensation financière est insuffisante, au regard des charges nouvellement supportées par les collectivités territoriales. De plus, l’État peut créer par la loi de nouvelles obligations qui entraînent le renchérissement de l’exercice des compétences. Par exemple, lors du transfert aux départements du Revenu minimum d’insertion (RMI), l’État a certes respecté les règles de la compensation financière, mais les collectivités territoriales se sont vite retrouvées en charge d’une politique largement plus coûteuse que prévu. En 2022, les régions étaient les plus endettées des collectivités territoriales (116,1 %, selon les sources officielles).
Dans un rapport publié en 2023, la Cour des comptes montre que les mécanismes de compensation ont des « effets pervers » puisque « l’État reconnaît au bénéfice des collectivités une forme de dette permanente ». De plus, la combinaison des règles de compensation à celles de l’autonomie financière des collectivités conduit à un système rigide dans lequel l’objectif de péréquation entre collectivités ne peut être poursuivi.
Toujours plus d’autonomie
Le rapport de la Cour estime qu’« un équilibre satisfaisant des compétences de l’État et des différents échelons de collectivités n’a pas encore été trouvé ». Pourtant, les régions semblent réclamer plus d’autonomie, notamment financière, et le Chef de l’État paraît de plus en plus disposé à le leur accorder.
En février 2022, la loi 3DS (Différenciation, décentralisation, déconcentration et simplification) a été adoptée, avec pour but de concrétiser l’engagement pris à l’issue du Grand Débat national par le Président Emmanuel Macron. Ce dernier avait annoncé vouloir ouvrir « un nouvel acte de décentralisation adapté à chaque territoire ». Cette loi vient « ainsi parachever l’action du Gouvernement pour conforter la cohésion des territoires et pour donner aux élus les moyens nécessaires pour relever les immenses défis auxquels notre pays fera face dans les années à venir », déclarait alors Jacqueline Gourault, Ministre de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales.
Du point de vue financier, la loi de février 2022 prévoit que les départements volontaires puissent confier à l’État la gestion du Revenu de solidarité active (RSA) et son financement, lorsque cela pèse trop lourdement sur les finances départementales. Si les compétences des régions s’accroissent, la question de l’autonomie fiscale des collectivités territoriales n’est pas pour autant résolue.
Le 28 septembre 2023, Emmanuel Macron s’adressait à l’Assemblée de Corse, à majorité nationaliste, et leur déclarait : « Ayons l’audace de bâtir une autonomie à la Corse dans la République. » Au même moment, à Saint-Malo, en Bretagne, l’autonomie était également au cœur des discussions lors du Congrès des Régions de France. Si la majeure partie des régions n’ont pas les spécificités de la Corse et n’aspirent pas à plus d’autonomie politique, la présidente de l’Association, Carole Delga — par ailleurs présidente du Conseil régional d’Occitanie —, a estimé qu’il était temps de « conférer aux régions une plus large autonomie », en particulier sur les questions liées à l’éducation et l’emploi.
En mars 2022, avec son livre blanc des Régions, Régions de France émettait déjà des propositions afin de tendre vers plus d’autonomie financière pour les collectivités locales, car, selon ses observations, « il n’y a pas de véritable autonomie politique sans capacité de décider du niveau des ressources fiscales prélevées et sans sécurité sur la nature de ces ressources ».
Un équilibre instable
Les régions revendiquent de pouvoir disposer des moyens financiers d’exercice de leurs compétences, mais aussi de pouvoir retrouver un pouvoir fiscal. « L’impôt est un attribut essentiel du pouvoir. Il constitue un enjeu primordial pour son indépendance et il en résulte une certaine tension entre une représentation nationale légitimement détentrice du pouvoir fiscal et une représentation territoriale qui doit répondre à des besoins de plus en plus importants », écrivait en octobre 2011 le Pr Michel Bouvier dans les «Nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel».
Si les Régions bénéficient du transfert de la TICPE, elles se sont vu amputer depuis la réforme de la fiscalité économique sous la présidence Sarkozy des ressources liées aux impôts « ménages ». Pour les départements, la suppression de la taxe d’habitation sur les résidences principales à partir de 2018, voulue par Emmanuel Macron, a également eu un impact. Certains élus locaux estiment que la garantie constitutionnelle de l’autonomie financière n’est qu’une façade, puisque la compensation de l’État ne la permet pas.
Emmanuel Macron, depuis 2017, ne manque pas une occasion de critiquer « le millefeuille territorial et le chevauchement des compétences » dans notre pays. Le 4 octobre dernier, il soutenait que « toute notre architecture territoriale [était] à repenser. Parce que, depuis 40 ans, l’idéal de démocratie locale a organisé l’empiètement, la concurrence parfois, la coexistence en tout cas, de collectivités et de l’État, parfois des collectivités entre elles, sans que l’écheveau des compétences ne soit réellement tranché. » Cette organisation « est confuse et coûteuse, et dilue les responsabilités », jugeait-il quelques mois auparavant dans Le Point.
Mais que propose-t-il ? Il a annoncé à l’automne 2023 son intention d’ouvrir « un nouveau chapitre de la décentralisation ». L’ancien Ministre et député de l’Oise Éric Woerth a été chargé par le Chef de l’État de plancher sur une future réforme. Les présidents des conseils départementaux sont vent debout. Ceux des conseils régionaux ne sont pas loin derrière. Les contours de cette grande réforme « réelle et audacieuse » sont pour le moins flous, mais il semblerait qu’Emmanuel Macron opte, en cas de transferts de compétences aux collectivités locales, pour une délégation complète, avec un transfert du pouvoir normatif et des moyens financiers.
Quelle gestion des fonds européens ?
L’Europe a confié une partie de la gestion des fonds aux régions. En effet, depuis la loi de Modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (Maptam) du 27 janvier 2014, la gestion d’une grande partie des Fonds européens structurels et d’investissement (FESI) a été confiée aux Régions françaises. Auparavant, seule l’Alsace (qui fait désormais partie de la région Grand-Est) était autorité de gestion des fonds européens, à titre expérimental, depuis la programmation 2000-2006. Les FESI constituent l’un des premiers postes de dépense de l’UE. Entre 2021 et 2027, 331 milliards d’euros seront partagés entre les 27 États membres, soit environ un tiers du budget de l’UE.
D’autre part, les Régions gèrent presque totalement le Fonds européen de développement régional (Feder).
C’était également le cas pour le Fonds européen agricole pour le développement rural (Feader), deuxième pilier de la politique agricole commune. Mais depuis le 1er janvier 2023, la répartition a été modifiée. Les conseils régionaux sont ainsi en charge de l’ensemble des mesures dites « non surfaciques » (installations, investissements agricoles et agroalimentaires, forêts…) tandis que les autres dispositifs reviennent à l’État.
Le Fonds social européen plus (FSE+) est également cogéré avec l’État. Les Régions ont directement accès à environ un tiers du Fonds. État et Régions peuvent ainsi, par exemple, intervenir ensemble dans la lutte contre le décrochage scolaire ou dans la politique de la ville, qui sont couvertes par ce programme.
Si le Fonds européen pour les affaires maritimes, la pêche et l’aquaculture (FEAMPA) est en majeure partie géré par l’État, les Régions sont également responsables d’une partie de sa mise en œuvre.
Nouvel outil créé par la Commission européenne dans le cadre du Pacte vert, le Fonds pour une transition juste (FTJ) est par ailleurs également administré par les Régions sur la période 2021-2027. Le volet lié au développement des compétences professionnelles reste du ressort de l’État.
Selon l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), les Régions gèrent 68 % des fonds du Feder, du FSE et du FTJ sur la période 2021-2027.
L’autonomie financière des collectivités
Selon l’article 72-2 de la Constitution
« [Les collectivités] bénéficient de ressources dont elles peuvent disposer librement. »
« [Les collectivités] peuvent recevoir tout ou partie du produit des impositions de toutes natures. »
« Les recettes fiscales et les autres ressources propres des collectivités territoriales représentent, pour chaque catégorie de collectivités, une part déterminante de l’ensemble de leurs ressources. »
« Tout transfert de compétences […] s’accompagne de l’attribution de ressources équivalentes à celles qui étaient consacrées à leur exercice. »
Aller plus loin…
Laurent Davezies, professeur au CNAM et titulaire de la chaire « Économie et développement des territoires », propose dans cet ouvrage paru en 2021 un regard alternatif sur les difficultés que rencontrent les territoires, et effectue un état des lieux de leurs revendications, qu’il juge parfois infondées. L’auteur estime que l’État remplit son rôle, car les inégalités de revenus entre les territoires se réduisent depuis des décennies.
L’État a toujours soutenu ses territoires
Par Laurent Davezies – Seuil (La République des idées) – 112 p. – 11,80 €