À l’instar de nombreux États européens, l’Espagne cherche à renforcer ses relations diplomatiques, culturelles et économiques avec les pays d’Afrique. Les efforts engagés dans le cadre du Plan AfriqueIII ont pour but de donner un nouveau souffle aux échanges entre Madrid et le continent africain.
Par Clément Airault
L’Espagne est le pays européen le plus proche de l’Afrique. Au niveau du détroit de Gibraltar, seuls 14 petits kilomètres séparent les deux continents. Le creusement d’un tunnel intercontinental est une idée récurrente, mais qui peine à se concrétiser au regard de son coût faramineux, estimé entre 6 et 18 milliards d’euros. À défaut de tunnel, l’Espagne entend construire une passerelle vers le sud de la Méditerranée.
Madrid a longtemps manqué de vision stratégique dans le développement de ses relations avec les États africains. Bien qu’il y compte de nombreuses entreprises, les échanges avec ce continent ne représentent que 6 % de ses exportations et 7 % de ses importations. C’est plus qu’avec l’Amérique latine, mais cela reste peu important au regard de sa proximité géographique.
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Le partenaire marocain
Rabat est de loin le premier partenaire de l’Espagne en Afrique. En 2019, 45,6 % de toutes les exportations espagnoles sur le continent lui étaient destinées. Le Maroc est le 11e fournisseur du royaume ibérique au niveau mondial, et la 1re destination pour les investissements espagnols en Afrique.
Par ailleurs, les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla, imbriquées dans le territoire marocain, constituent les seuls points de passage terrestres entre l’Afrique et l’Union européenne pour les migrants africains cherchant à rejoindre l’Europe. À ce titre, le Maroc est un allié stratégique pour l’Espagne ― et pour l’UE ― dans la lutte contre l’immigration clandestine, aujourd’hui négociée dans le cadre du Processus de Rabat.
Véritable verrou, le royaume chérifien n’hésite pas à utiliser lors de négociations la question migratoire comme levier, voire comme mesure de rétorsion, comme ce fut le cas dans la crise diplomatique qui a éclaté au printemps dernier. En avril 2021, l’hospitalisation sur le territoire espagnol du chef des indépendantistes sahraouis du Front Polisario, Brahim Ghali, avait provoqué la colère des autorités marocaines. Un mois plus tard, profitant d’une interruption momentanée de la surveillance marocaine de la frontière avec Ceuta, près de 10 000 migrants avaient escaladé les barrières de l’enclave espagnole.
Les tensions entre les deux pays se sont progressivement apaisées, et les relations prennent un nouveau tournant. « Le Maroc pourra acquérir du Gaz naturel liquéfié (GNL) sur les marchés internationaux, le faire livrer dans une usine de regazéification de l’Espagne péninsulaire et utiliser le Gazoduc Maghreb-Europe [GME] pour l’acheminer vers son territoire », a indiqué, le 5 février, le ministère espagnol de la Transition écologique dans un communiqué. Selon le site marocain Le360, Rabat était en pourparlers avec Madrid depuis plusieurs semaines pour utiliser les terminaux GNL des ports espagnols afin d’acheminer du gaz vers le Maroc via le GME. Cette décision fait suite à l’annonce des autorités algériennes, fin octobre 2021, de ne pas renouveler le contrat du GME qui desservait le Maroc, sur fond de tensions politiques liées, là encore, au Sahara occidental.
Autre signe de la détente des relations diplomatiques entre les deux royaumes : les liaisons maritimes, suspendues depuis deux ans ― officiellement pour des raisons sanitaires ―, pourraient reprendre prochainement. Des négociations étaient en cours fin février, comme l’a précisé Alvaro Rodriguez Dapena, le président des Ports de l’État espagnol.
Le 18 mars dernier, Le chef du Gouvernement espagnol, Pedro Sanchez, a envoyé un courrier à Mohammed VI, dans lequel il précisait que le plan marocain « d’autonomisation » du Sahara occidental était « la base la plus sérieuse réaliste et crédible pour la résolution du différend ». Madrid avait jusqu’à présent refusé de se positionner sur cette question. Aujourd’hui, l’Espagne est sur la même ligne que le Maroc, ce qui inaugure une nouvelle ère dans les relations entre les deux pays, au grand dam de l’Algérie, qui a rappelé son ambassadeur à Madrid.
Une vision globale
« Nous allons faire de ces dix prochaines années […] la décennie de l’Espagne en Afrique », a déclaré le Premier ministre Pedro Sanchez lors de la présentation du programme Focus Afrique 2023, le 29 mars 2021 à Madrid. Ce programme comprend différents volets sur la coopération dans les domaines des migrations, de l’économie, de la sécurité ou encore de l’appui au rôle des femmes dans le développement. Il regroupe plus de 250 actions à réaliser d’ici 2023, allant du renforcement des liens diplomatiques et culturels à l’accompagnement des investissements du secteur privé espagnol en Afrique.
Si le continent africain apparaît aujourd’hui comme une priorité pour le Gouvernement espagnol, le royaume a pris du retard sur les autres pays d’Europe. Une Direction générale pour l’Afrique avait été créée au sein du ministère des Affaires étrangères en 2007, sous la mandature du socialiste José Luis Rodriguez Zapatero, avant de disparaître un an plus tard, faute de budget. En effet, jusqu’en 2013, l’Espagne a été ébranlée par une crise économique de grande ampleur qui a mis en suspend la plupart des projets de développement à l’international.
Désormais, Madrid a décidé de porter son regard au-delà du Sahara. La Direction générale pour l’Afrique a été réinstaurée, aux côtés de celles pour le Maghreb et pour le Moyen-Orient. Cette partie du monde constitue un axe stratégique de la politique étrangère espagnole depuis le Plan d’action pour l’Afrique subsaharienne, établi en 2001-2002, qui prévoyait « une optimisation et une rationalisation » des ressources du pays de protéger ses intérêts nationaux. Cette même approche a été adoptée dans les deux Plans suivants pour l’Afrique (2006-2008 et 2009-2012).
La 3e mouture du Plan Afrique « prône une nouvelle approche de l’Afrique construite sur la base d’intérêts partagés et d’un large consensus entre les principaux acteurs espagnols présents sur le continent ». Ce nouveau cadre stratégique, intitulé Plan Afrique III, présenté en mars 2019 par le ministère des Affaires étrangères ibérique, ouvre la porte à de nouvelles relations. « Quand l’Afrique, dans quelques années, émergera comme un continent stable et en pleine croissance, l’Espagne doit avoir amélioré sa présence diplomatique, politique, entrepreneuriale, économique », expliquait Raimundo Robredo Rubio, directeur général pour l’Afrique au ministère des Affaires étrangères, lors de la présentation de Focus Afrique 2023. Néanmoins, « les ressources dont dispose l’Espagne sont limitées compte tenu de l’envergure des objectifs fixés ». C’est pourquoi Madrid a choisi de cibler ses efforts sur cinq grands pays d’Afrique subsaharienne, considérés comme des partenaires majeurs.
Des pays prioritaires
Le Gouvernement espagnol considère l’Afrique du Sud, le Nigéria et l’Éthiopie comme les véritables locomotives économiques du continent, et estime qu’ils sont à ce titre « des partenaires incontournables dans le cadre de toute politique destinée à l’Afrique », comme précisé dans le Plan Afrique III. Deux autres pays, moins peuplés et plus petits, sont également au centre de l’attention des autorités ibériques : avec l’Angola et le Sénégal, l’Espagne entend développer des partenariats renforcés.
Le Sénégal, en particulier, est un partenaire crucial dans la lutte contre l’immigration clandestine. Depuis 2020, l’archipel espagnol des Canaries (à 860 km environ des côtes marocaines) est débordé par l’afflux de milliers de migrants partis des côtes nord-ouest de l’Afrique sur des embarcations de fortune. Madrid tente de convaincre les pays d’origine de ces migrants de les rapatrier. Pedro Sanchez a rencontré Macky Sall, le Président sénégalais, le 9 avril 2021 à Dakar, dans le cadre d’une visite officielle. La question migratoire fut bien évidemment abordée. D’autres démarches dénotent aussi du regain d’intérêt de l’Espagne vis-à-vis du Sénégal. En effet, au titre de la coopération avec Dakar, le royaume ibérique a décidé d’augmenter significativement sa contribution au développement sur la période 2019-2023, avec près de 84 milliards de francs CFA, contre 33 milliards de 2014 à 2017. Par ailleurs, son voyage officiel dans la capitale sénégalaise fut l’occasion pour le Chef du Gouvernement espagnol de visiter les travaux du premier Institut Cervantès en Afrique subsaharienne, inauguré fin 2021 (cf. encadré).
La veille de cette visite, Pedro Sanchez était en Angola, autre partenaire stratégique du royaume sur le continent, et fin septembre 2021, c’était au tour du Président angolais João Lourenço d’effectuer une visite officielle de deux jours en Espagne, à la suite de l’invitation du Premier ministre espagnol. C’était une première depuis son élection à la tête du pays. L’objectif de cette rencontre, comme en avril dernier, était de renforcer les liens économiques entre les deux États.
Les relations de coopération entre l’Angola et l’Espagne reposent sur un Accord général de coopération datant de 1987. En 2008, Madrid avait accordé une ligne de crédit d’un montant de 600 millions d’euros à Luanda, pour renforcer les relations commerciales bilatérales, complétée en 2009 par une autre d’un montant de 500 millions d’euros. Les diverses aides ont permis au volume d’affaires entre l’Angola et l’Espagne d’atteindre environ un milliard d’euros en 2011, contre 750 millions en 2010. En termes de commerce bilatéral, de 2015 à 2019 le chiffre d’affaires s’est élevé à 7,5 milliards d’euros, basé surtout sur les exportations de pétrole brut de l’Angola vers l’Espagne. Le royaume ibérique compte actuellement plus de 60 entreprises opérant en Angola, dans des secteurs comme l’énergie, la banque, la construction ou l’agriculture.
Avec la crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19, les échanges entre les deux pays se sont réduits de manière drastique. L’objectif aujourd’hui, en particulier pour l’Angola, est de les relancer et de les diversifier. Luanda « parie sur la relance d’un partenariat stratégique avec l’Espagne », selon le Ministre du Commerce et de l’Industrie angolais, Victor Fernandes. Le 8 avril, les deux États ont signé quatre mémorandums d’accord visant à renforcer la coopération bilatérale dans les domaines de l’agriculture et de la pêche, des transports, de l’industrie et du commerce, laissant entrevoir de nouvelles opportunités d’affaires pour les entreprises espagnoles et angolaises.
Autres partenariats
L’Espagne entretient d’autres relations, qualifiées de « privilégiées » par les autorités, avec des pays exerçant « un leadership régional » sur le continent africain. Madrid a choisi de sélectionner ses partenaires en fonction de critères précis portant sur l’économie, la démographie ou la démocratie, en lien avec les grands axes du Plan Afrique III. Ces partenaires préférentiels identifiés sont le Kenya, le Mozambique (qui bénéficie d’un cadre de partenariat pays), la Côte d’Ivoire, la Tanzanie et le Ghana.
Le Président ghanéen, Nana Akufo-Addo, était d’ailleurs en visite à Madrid lors de la présentation du Plan en 2021. Alors que les entreprises espagnoles sont à la recherche d’opportunités dans l’industrie, le secteur bancaire, les télécommunications ou l’agroalimentaire, il paraissait logique pour le Gouvernement de se rapprocher du Ghana, pays qui accueille le secrétariat général de la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf). L’Espagne espère trouver des débouchés, en particulier dans le secteur des énergies renouvelables, l’un de ses domaines d’expertise, grâce à ses deux géants que sont Iberdrola et Siemens Gamesa, ainsi qu’à ses très nombreuses PME.
La langue espagnole
Un outil d’influence
Avec 538 millions d’hispanophones recensés en 2020 dans le monde, l’espagnol est la 4e langue la plus parlée sur la planète. Pour l’Espagne, cette langue est un outil majeur qui lui permet de renforcer ses relations diplomatiques, culturelles et économiques. Ceci est particulièrement vrai en Amérique latine, où l’espagnol est la langue officielle de nombreux pays, mais ça l’est beaucoup moins en Afrique. Officiellement, un seul pays de ce continent a pour langue nationale l’espagnol. Il s’agit de la Guinée équatoriale, qui compte un peu plus de 1,3 million d’habitants. Elle occupe, pour des raisons historiques, une « place spéciale » dans la politique étrangère de l’Espagne. Mais pour Madrid, la poursuite du dialogue est conditionnée aux avancées démocratiques.
L’Espagne travaille à renforcer son influence linguistique. Selon les chiffres des autorités, plus de 1,6 million de personnes apprennent aujourd’hui l’espagnol à travers l’Afrique subsaharienne. Elles seraient 566 000 en Côte d’Ivoire, 412 000 au Bénin et 350 000 au Sénégal. Le nouveau centre Cervantès de Dakar, le premier à être ouvert dans la région, a été inauguré le 13 décembre dernier par la Reine Letizia d’Espagne. Alors que 70 000 ressortissants sénégalais vivent sur le territoire espagnol, la langue constitue un bon moyen de renforcer les liens d’amitié entre les deux pays, et l’ouverture d’un centre culturel à Dakar permet à l’Espagne d’assurer une présence physique dans cette zone stratégique à fort potentiel. Ce projet est « un véritable outil diplomatique », selon Nestor Nongo, directeur de l’Institut Cervantès de Dakar.