En Éthiopie, le Tigré, région située à l’extrême nord du pays, a été, selon l’ONG Amnesty International, le théâtre d’un des conflits les plus meurtriers du XXIe siècle. Après deux ans d’une guerre qui a fait plus d’un demi-million de victimes, il demeure une poudrière prête à s’enflammer, sur fond de tensions communautaires et de velléités séparatistes.
Par Charlotte Le Brun
Le 2 novembre 2022, à Prétoria, en Afrique du Sud, un accord de cessation des hostilités, supervisé par l’Union africaine, est signé entre deux camps qui s’affrontent depuis novembre 2020, dans le Tigré. Cette zone du nord de l’Éthiopie, voisine de l’Érythrée, compte 6 % de la population du pays qui s’élève à 115 millions d’habitants au total. Le conflit qui a opposé pendant deux ans le Gouvernement fédéral d’Addis Abeba, dirigé par le Premier ministre Abiy Ahmed, et le Front de libération du peuple du Tigré (TPLF), révèle les failles du système actuel. Le TPLF, acteur autrefois incontournable de la politique éthiopienne, s’est retranché dans la région du Tigré après avoir perdu le pouvoir à la faveur du Premier ministre actuel. Dans les faits, le Gouvernement fédéral peine à maintenir une cohésion nationale dans ce pays composé de plus de 80 groupes ethniques. Le conflit s’est étendu à des acteurs se situant au-delà des frontières tigréennes et éthiopiennes. Le Chef du Gouvernement a rallié tous ceux qui se sont, à un moment ou un autre de l’histoire du pays, opposés au parti défendant une conception ethno-nationale du pouvoir. Il s’agit des régions d’Amhara et d’Afar, mais aussi de l’Érythrée, petit pays voisin, qui a pris une part active à la contestation armée sur le sol éthiopien. Le Soudan a accueilli une partie des réfugiés du Wolkait, province du Tigré voisine, tandis que la Somalie s’est rangée du côté d’Addis Abeba.
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Un lourd bilan humanitaire
Faute de données officielles, le nombre précis de victimes reste encore inconnu. Cependant, l’Union africaine estime qu’il y aurait eu environ 600 000 personnes tuées, ce qui ferait de cette guerre l’une des plus meurtrières du XXIe siècle. À titre de comparaison, selon les chiffres de l’ONU publiés en 2021, la guerre au Yémen a fait 380 000 morts depuis 2014 ; 306 000 civils ont été tués en dix ans de conflit en Syrie ; 7 000 civils et 200 000 soldats ont perdu la vie en Ukraine.
« Toutes les parties impliquées […] ont commis de graves violations des droits humains », déclare Amnesty International. Le dernier rapport du mois de septembre 2023 de la Commission internationale d’experts des droits de l’homme en Éthiopie (lCHREE), missionnée par la communauté internationale pour enquêter sur de probables crimes de guerre et crimes contre l’humanité, fait état d’actes de torture, de meurtres de masse, de viols et de déplacements de populations à grande échelle, dans le Tigré mais aussi dans les régions d’Amhara et d’Afar. Les experts font également le constat d’une situation régionale alarmante et d’une violation persistante des droits humains, y compris à l’issue du conflit. Pourtant, la commission mise en place en 2021 par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU n’a jamais eu la possibilité de se rendre sur les lieux. Elle a été supprimée, en octobre dernier, fermant ainsi la porte à toute enquête internationale. Les forces en présence (Gouvernement fédéral et rebelles) y étaient ouvertement hostiles. Addis Abeba a préféré opter pour un « mécanisme de justice transitionnelle éthiopien », avec le soutien des États-Unis et de l’Union européenne.
Un conflit qui perdure et s’étend
L’Éthiopie est, depuis la signature de l’accord de Prétoria, entrée dans une période de transition, entreprenant une normalisation de la situation. Les ONG et l’aide humanitaire ont repris leurs interventions, à l’issue d’un lourd blocus imposé au Tigré dont les conséquences ont été dévastatrices pour les populations. Cependant, le processus de paix, lacunaire, porte en lui des éléments possiblement déclencheurs d’une nouvelle crise, de nature à déstabiliser l’Éthiopie mais aussi la région de la corne de l’Afrique.
L’implication des forces érythréennes dans le conflit armé cristallise bon nombre de critiques. Asmara (capitale de la région de Maekel) est accusé par des observateurs internationaux d’avoir poursuivi les exactions sur le sol éthiopien après la proclamation du cessez-le-feu. L’Érythrée n’était d’ailleurs pas représentée à Prétoria, ni la milice Fano (des nationalistes amharas), autre alliée de l’État fédéral. L’accord prévoyait non seulement le désarmement des forces rebelles, mais aussi le retrait de l’armée érythréenne du territoire tigréen.
Durant l’année qui a suivi le retour à la paix au Tigré, le conflit a gagné l’Oromia et l’Amhara. Les deux régions les plus peuplées du pays se sont embrasées en avril dernier. En cause : l’annonce faite par Abiy Ahmed du démantèlement à venir des forces spéciales, les unités paramilitaires créées par les États régionaux (parmi lesquelles la milice Fano), qui ont pourtant joué un rôle actif au Tigré, de même que les forces du mouvement dissident de l’Armée de libération oromo. L’état d’urgence a été décrété au mois d’août, entraînant des arrestations massives et de nouveaux troubles à l’ordre public. L’ONU tire encore une fois la sonnette d’alarme et s’inquiète d’une probable détérioration des droits de l’homme dans cette région de l’Afrique.
Les relations tumultueuses entre l’Éthiopie et l’Érythrée
Ancienne province de l’Empire éthiopien, l’Érythrée obtient son indépendance au début des années 1990, à l’issue d’une guerre longue de 25 ans, alors que la minorité tigréenne s’installe à la tête de l’État. Le Front de libération du peuple du Tigré (TPLF) a, en effet, constitué un acteur majeur de la politique éthiopienne pendant près de trois décennies. Le parti avait pris le pouvoir dans une coalition gouvernementale après avoir renversé le régime de Mengistu Haïlé Mariam, membre du Derg (acronyme de « comité militaire », en langue amharique), aujourd’hui exilé au Zimbabwé. En 1998, les deux pays entrent dans une nouvelle guerre « de frontière ». Elle dure 20 ans, jusqu’à l’arrivée au pouvoir, côté éthiopien, en avril 2018, du Premier ministre Abiy Ahmed, d’origine omoro (ethnie la plus importante du pays). Ce dernier se voit décerner l’année suivante le prix Nobel de la Paix pour son action en faveur d’une normalisation des relations avec l’Érythrée. Après une longue période de troubles entre le TPLF et Asmara, s’est ouverte une nouvelle ère de rapprochement diplomatique.