Ancienne colonie française, le Tchad est marqué depuis son indépendance par des rivalités entre le nord et le sud du territoire. À cela s’ajoute un contexte sous-régional dominé par des conflits récurrents en Libye, au Soudan et en Centrafrique. Le Pays de Toumaï se trouve à la croisée des chemins politiques, économiques et socioculturels.
Par Pius Moulolo
Le Tchad fut, du IXe au XXe siècle, le berceau de trois grands royaumes : le Kanem-Bornou, l’Ouaddaï et le Baguirmi. Pendant plus d’un millénaire, le Kanem a joué un rôle central dans le développement des échanges économiques et culturels entre l’empire du Soudan, la Méditerranée et l’Orient. Couvrant l’ensemble de la région constituée de la cuvette tchadienne, du pays Haoussa et du Sahara oriental, le Bornou se situait à la jonction des routes commerciales d’Afrique de l’Ouest et de l’Est. Cette position géostratégique exceptionnelle au cœur des pistes transsahariennes faisait du Kanem le plus important des États de l’ancien Soudan central. Outre ses énormes richesses (bétail, coton et mil), il est célèbre pour avoir abrité les Sao, ce peuple de géants à la force prodigieuse, et dont les origines remontent aux récits bibliques.
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L’Ouaddaï, dont le siège actuel se trouve à Abéché, a été fondé entre le XIVe et le XVIIe siècle par les Toundjours, en provenance du Darfour voisin. Formé de Peuls, d’Haoussas et de Bornous, ce royaume est devenu puissant en s’associant aux populations venues de Libye et du Soudan. Le royaume du Baguirmi émergea quant à lui vers la fin du XVIe siècle autour du lac Tchad. Converti à l’islam entre 1620 et 1630, il devint prospère au XVIIIe siècle grâce au commerce des esclaves. Déchiré entre le Bornou et l’Ouaddaï, il fut totalement ruiné avec l’arrivée du conquérant soudanais Rabah en 1894.
Le Tchad actuel s’est construit à partir de ce brassage multiethnique et multiculturel ; un héritage qui ne tardera pourtant pas à sombrer avec l’arrivée des premiers colons, dès la fin du XIXe siècle.
Le Tchad sous l’AEF
Quoique de courte durée, la colonisation française a eu de profondes répercussions sur la répartition du pouvoir dans cette région. La France, qui considère le pays comme peu rentable comparé aux autres Territoires d’outre-mer (TOM), n’y entre qu’en 1891, dans le but d’opérer une continuité territoriale avec ses autres colonies d’Afrique centrale et de l’Ouest. Après d’importantes expéditions militaires contre les royaumes musulmans locaux, l’administration générale du Tchad est placée sous l’autorité du gouverneur général de l’Afrique équatoriale française (AEF), dont la capitale est Brazzaville, au Congo. Le Tchad devient officiellement protectorat français à partir de 1900, puis colonie en 1920. C’est à ce titre qu’il prend part à la Deuxième Guerre mondiale aux côtés de la « France libre ».
Contrairement aux pays tels que l’Algérie et le Cameroun, l’obtention de son indépendance ne fut pas l’aboutissement d’une longue lutte de libération, mais le fruit d’un processus qui débuta avec la conférence de Brazzaville de février 1944. Cette dernière fixait le cadre des réformes politiques, économiques et sociales de l’ensemble des TOM. La création de l’Union françaiseen 1946 apporta de nouvelles avancées concernant l’adoption de la citoyenneté, le droit de vote et la représentation des TOM au Parlement français. Il fallut ensuite attendre le vote de la loi-cadre dite « Loi Gaston Defferre » du 23 juin 1956 pour que les Tchadiens soient associés à la gestion de leurs affaires (institution du collège unique, suffrage universel, Assemblée territoriale et Conseil de Gouvernement). C’est dans ce sillage qu’est né le Parti progressiste tchadien (PPT), ainsi que de grandes figures politiques telles que Gabriel Lisette, Gontchomé Sahoulba, Ahmed Koulamallah ou François Tombalbaye. Ce dernier fut chargé de mettre en place de nouvelles institutions et de conduire le pays vers son indépendance.
Les « seigneurs de guerre »
La nation accède à l’indépendance le 11 août 1960, avec à sa tête François Tombalbaye, instituteur de formation, chrétien protestant, originaire du pays des Sara dans le sud du Tchad. Membre du PPT (section locale du Rassemblement démocratique africain [RDA]), il réussit à se défaire du député antillais Gabriel Lisette avec l’aide des partis musulmans du nord. Élu premier Président de la République du Tchad en 1962, il instaure le parti unique et s’empare de tous les pouvoirs. C’est le début d’une longue crise dont le pays tarde encore à se relever. En 1968 en effet, une insurrection éclate au sein des factions rebelles du nord et de l’est islamistes, réunies au sein du Front de libération nationale (Frolinat). Tombalbaye déjoue une première tentative de coup d’État en 1971, rompt ses relations diplomatiques avec la France en 1972, s’allie aux États-Unis et sollicite l’aide de la Libye en contrepartie de l’occupation de la bande d’Aozou. L’issue de cette politique lui sera fatale. Le 13 avril 1975, il succombe à ses blessures après un coup d’État fomenté par plusieurs unités de la gendarmerie de N’Djamena.
Le 15 avril, Félix Malloum, originaire lui aussi du sud, vers la frontière avec la Centrafrique, prend sa place. Diplômé et major de l’École d’application de l’infanterie (EAI) de Saint-Maixent, en France, ce parachutiste de formation a gravi tous les échelons de l’armée avant d’être promu commandant en chef des Forces armées du Tchad en 1972. Accusé de tentative de putsch par François Tombalbaye , il est emprisonné en mars 1975, libéré un mois après pour être nommé président du Conseil militaire, chargé de diriger le pays. Porté à la tête du pays, il dénonce les traités signés par son prédécesseur avec la Libye et s’engage à mettre fin à la longue crise qui déchire le nord et le sud. C’est ainsi qu’en août 1978 il instaure un gouvernement d’union nationale, avec le nordiste Hissène Habré comme Premier ministre. Le 12 février 1979, la police nationale attaque le domicile du Premier ministre et met fin à la réconciliation nationale. C’est le début de la première guerre civile du pays.
Félix Malloum est renversé et contraint à l’exil le 23 mars 1979 par les Forces armées du Nord (FAN) d’Hissène Habré et le Frolinat de Goukouni Oueddei, soutenus par les troupes libyennes stationnées dans la bande d’Aozou depuis 1973. Le conflit embrase l’ensemble des groupes armés du pays, forçant la France de Valéry Giscard d’Estaing à intervenir. Enfin, en août, après plusieurs années de conflit, les négociations engagées à Kano au Nigéria le 16 mars 1979 aboutissent à une trêve entre les FAN et l’armée nationale, au retrait progressif des troupes françaises et à la formation d’un Conseil d’État provisoire, le 3 septembre, avec Goukouni Oueddei à sa tête. Cependant, les autres factions rebelles refusent de se joindre à l’entente, replongeant le pays dans l’instabilité. Après un deuxième round de négociations à Kano et Lagos, un Gouvernement d’union nationale de transition (GUNT) est formé et Oueddei est élu Président. Hissène Habré est quant à lui nommé Ministre de la Défense.
Au plus fort de la guerre froide, en mars 1981, Goukouni Oueddei décide de fusionner avec la Libye de Mouammar Kadhafi, rompant le pacte du GUNT et suscitant la colère du bloc occidental. Paris se souvient de ses griefs contre lui, notamment concernant la détention de plusieurs ressortissants français, parmi lesquels l’ethnologue Françoise Claustre entre 1974 et 1977. Soutenu par la France, les États-Unis et le Soudan, Hissène Habré renverse Oueddei en décembre 1981. Il devient Président de la République en 1982, instaure la dictature et le régime du parti unique. Plusieurs mouvements insurgés du sud sont réprimés dans le sang. On se souvient du « Septembre noir » de 1984, où des villages entiers sont pillés et incendiés. Habré reçoit le concours de Paris et de Washington pendant le conflit tchado-libyen, qui aboutit à la victoire du Tchad dans la bande d’Aozou en mars 1987.
Hissène Habré perd le soutien militaire de la France à la fin de la guerre froide en 1990. L’ancienne métropole lui reproche son rapprochement avec les États-Unis, devenus plus influents et qui menacent son pré carré. Celui qu’on surnomme le « Pinochet africain » est à son tour renversé le 1er décembre 1990 par son conseiller militaire, qui n’est autre qu’Idriss Déby Itno. Habré quitte le Tchad et se réfugie au Sénégal, où il sera plus tard condamné à perpétuité pour crimes contre l’humanité. Durant sa présidence, de 1982 à 1990, les conflits entre groupes armés auront fait des dizaines de milliers de morts.
L’ère Déby
Venant de l’ethnie Zaghawa, près de la frontière tchado-soudanaise, Idriss Déby Itno arrive au pouvoir le 4 décembre 1990 avec la promesse de pacifier le pays et d’ouvrir une « nouvelle ère démocratique ». Il est élu Président de la République en 1991, dissout la police politique d’Hissène Habré, la fameuse Direction de la documentation et de la sécurité (DDS), et ouvre une commission d’enquête sur les crimes de son prédécesseur. Il fait adopter le multipartisme, la liberté d’expression et d’association. Une Conférence nationale souveraine (CNS) se tient du 15 janvier au 13 avril 1993 afin de favoriser un dialogue national inclusif entre les différentes composantes sociologiques du Tchad. En 1996, Déby est élu au premier suffrage universel de l’histoire du pays. Le 4 mai 1998, il promulgue la nouvelle Constitution, annonce une amnistie pour les rebelles et invite les exilés politiques à rentrer au Tchad.
Le début de la décennie 2000 marque toutefois un tournant dans l’histoire du pays avec l’éclatement de la crise du Darfour en 2003, et ses effets domino dans la distribution du pouvoir au Tchad. Le 13 avril 2006, N’Djamena est attaquée par le groupe insurgé du Front uni pour le changement (FUC) de Mahamat Nour Abdelkerim. Le bilan des affrontements est estimé à plus de 300 morts. Un accord de paix est signé avec les factions rebelles en octobre 2007, mais les combats reprennent près de la frontière soudanaise. Le 25 septembre, le Conseil de sécurité des Nations unies adopte la Résolution 1778 autorisant la mise en place d’une « force multidimensionnelle » à l’est du Tchad et au nord-est de la Centrafrique (c’est la Mission des Nations unies en République centrafricaine et au Tchad [Minurcat]). La Résolution autorise également le déploiement d’une force de l’UE (la Force opérationnelle de l’Union européenne [Eufor]) pour la protection des populations civiles et du personnel diplomatique, et l’acheminement de l’aide humanitaire.
La trêve sera de courte durée. De violents affrontements éclatent les 2 et 3 février 2008 autour du palais présidentiel à N’Djamena. Les combats opposent les forces gouvernementales et les groupes rebelles coalisés de l’Union des forces pour la démocratie et le développement (UFDD) de Mahamat Nouri, l’UFDD-Fondamentale d’Abdoul Wahid Makai et le Rassemblement des forces pour le changement (RFC) des frères Tom et Timan Erdimi. Constituée de milliers d’hommes, l’offensive échoue aux portes de la capitale. Allié des Occidentaux dans la lutte contre le terrorisme, le Président Déby joue un rôle déterminant dans la stabilisation du Sahel face à la montée des mouvements djihadistes. N’Djamena a abrité le poste de commandement de l’opération Barkhane depuis son lancement, en 2014.
En 2020, Idriss Déby Itno est élevé au rang de maréchal à la suite d’une offensive victorieuse sur Boko Haram dans la région du lac Tchad. Mais le 20 avril 2021, il succombe à ses blessures après des combats menés contre le mouvement du Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (FACT) venu de la Libye voisine. Déby laissera le souvenir d’un Chef d’État engagé dans l’unification de son pays, tout en menant une politique de développement afin de bâtir le Tchad. Il fut un interlocuteur de référence pour les dirigeants occidentaux dans la lutte contre le terrorisme. Son fils, Mahamat Idriss Déby Itno, général reconnu tant au Tchad que dans les pays du Sahel comme un militaire exemplaire ayant été sur de nombreux terrains, lui succède pour mener à bien la transition et organiser des élections libres et transparentes.
Du coton au pétrole
Les projets de développement économique ne naissent au Tchad qu’à partir de 1960, la France métropolitaine ayant délimité la région qualifiée de « Tchad utile ». La colonisation a en effet mis un terme au commerce transsaharien des royaumes jadis prospères, tels que l’Ouaddaï et le Bornou. À partir de 1920, la culture du coton est ainsi imposée dans le sud du pays, le nord restant sous-développé du fait de conditions climatiques extrêmes. Arrivé au pouvoir à la veille des indépendances, François Tombalbaye a certes permis l’occupation de la bande d’Aozou par la Libye et noué des relations en 1972 avec les Américains dans le cadre de la recherche pétrolière, mais les espoirs naissants n’ont pas porté de fruits.
La période 1990-1999 coïncide avec les Plans d’ajustement structurel (PAS) du FMI, qui ont conduit à la dévaluation du franc CFA et la privatisation de l’ensemble des sociétés d’État. « Dès le début des années 1990, le Tchad s’est préparé à l’exploitation de l’or noir. Les perspectives de disposer d’une compagnie française exploitant une partie du pétrole tchadien furent stoppées en 1999 lorsque Elf-Aquitaine se retira d’un consortium d’exploitants, formé avec Exxon et Shell en 1992 », explique Pierre Bertin, de l’École de guerre économique (EGE). « Cependant, précise-t-il, la rente pétrolière attirant les investisseurs étrangers, l’ancienne puissance coloniale s’est vue devancée au rang des importateurs de certaines matières premières comme le pétrole et la gomme arabique, signe d’une perte progressive d’influence économique française. […] Ainsi, dans les années 2000, l’influence américaine se fait plus importante au Tchad : l’entourage pétrolier de G.W. Bush et la proximité du Soudan et de la Libye font de l’ancienne colonie une zone stratégique pour les États-Unis. »
Il faut donc attendre le début des années 2000 pour que soit lancé le projet d’exploitation du gisement pétrolier de Doba et la construction de l’oléoduc Tchad-Cameroun. En juillet 2006, la Société des hydrocarbures du Tchad (SHT) est créée. La manne pétrolière représente alors plus de la moitié des recettes de l’État et permet de développer les principales infrastructures du pays. Malgré cet exploit, la société tchadienne reste divisée, surtout concernant la redistribution des richesses.
Soigner les blessures coloniales
Selon la chercheuse Marielle Debos, le Tchad a été gouverné par les armes et l’ordre colonial a alimenté les tensions sociales. Tout comme au Niger voisin, explique-t-elle, « être envoyé dans ce pays pauvre au climat pénible est souvent synonyme de rétrogradation ou de punition. Dans le nord du pays, le “projet d’ingénierie sociale de la colonisation” n’y a pas été une priorité. En revanche dans le sud, les Français exploitent la colonie. Ils recrutent la main-d’œuvre pour le travail forcé et des hommes comme combattants. » Considérée comme difficilement exploitable et peu rentable, la colonie est donc laissée entre les mains des militaires et d’administrateurs coloniaux aventuriers. La scolarisation, qui participe à la formation des élites, reste de ce fait marginale dans les régions musulmanes, tandis que le sud subit le travail forcé avec l’imposition de la culture du coton ou la construction du chemin de fer Congo-Océan.
Le processus de décolonisation a donc créé une élite politique violente, attachée à des privilèges égoïstes, aggravant davantage les clivages sociaux entre le nord musulman et le sud chrétien. L’arrivée au pouvoir d’Idriss Déby Itno en 1990 a permis d’apaiser les tensions issues de près de 30 années de dictature des « seigneurs de guerre ». Le contexte politique demeure toutefois volatil depuis la disparition du maréchal et la mise sur pied du Conseil national de transition (CNT), dirigé par son fils Mahamat Idriss Déby Itno. Le mouvement insurrectionnel organisé le 20 octobre 2022 par le parti Les Transformateurs, de l’opposant Succès Masra, a une fois de plus plongé le Tchad dans une situation sociopolitique inextricable. Les assises du Dialogue national inclusif et souverain (DNIS) organisées à partir du 20 août 2022 avaient pourtant pour but de « poser les jalons d’un Tchad nouveau », devant conduire à une paix durable et une réconciliation sincère au sein de la nation.
Bande d’Aozou
Objet de convoitises
Territoire situé au nord du Tchad, la bande d’Aozou couvre plus de 114 000 km2, s’étendant sur 100 km le long de la frontière avec la Libye. Elle constitue la principale pomme de discorde entre les deux pays. L’origine du conflit remonte à l’époque coloniale, avec la signature en 1935 d’un traité entre Pierre Laval et Benito Mussolini prévoyant la cession par la France à l’Italie de cette région. Le traité ne sera pas ratifié du fait du ralliement de l’Italie à l’Allemagne nazie. Le colonel Kadhafi s’est pourtant servi de ce prétexte pour envahir Aozou en 1973, à l’issue d’un accord secret passé avec le Président Tombalbaye. La zone renferme d’importantes ressources inexploitées d’uranium et de manganèse, ainsi que des réserves probables de pétrole. Ce conflit tchado-libyen se solde par la victoire du Tchad en 1987. Dans un arrêt du 3 février 1994, la Cour internationale de justice reconnaît la souveraineté du Tchad sur ce territoire, contraignant la Libye à évacuer la bande d’Aozou.
Le pipeline Tchad-Cameroun
D’une capacité de production de 225 000 barils/jour sur une durée de 30 ans, le projet du pipeline Tchad-Cameroun a pour but de sortir le Tchad de son enclavement pour l’ouvrir aux marchés pétroliers internationaux. Il constitue le principal socle de coopération entre les deux pays. Les travaux portent sur la construction d’un oléoduc de 1 051 km entre la région pétrolifère de Doba, au sud du Tchad, et le terminal pétrolier de Kribi, au sud du Cameroun. Deux joint-ventures ont été créées, la Tchad Oil Transportation Company (TOTCO) et la Cameroon Oil Transportation Company (COTCO). Le coût total du projet est de 3,72 milliards de dollars, dont 97 % apportés par le consortium ExxonMobil, Chevron et Petronas. À terme, il devrait rapporter 5 540 milliards de francs CFA, à répartir entre les deux pays. Les travaux, qui ont démarré en octobre 2000, se sont terminés en 2003, faisant entrer le Tchad dans le cercle très fermé des pays africains producteurs de pétrole.