Le Chef de l’État tchadien dévoile, dans cet entretien exclusif, les grands axes de la politique engagée, sur les plans diplomatique, socioéconomique, et pour renforcer l’unité du peuple tchadien.
Propos recueillis par Laurent Taieb
Votre Excellence, vous avez accédé au pouvoir en avril 2021, à la suite du décès tragique de votre père, feu le Maréchal Idriss Déby Itno. Quel est votre parcours et, en tant que Président de la Transition, quels ont été vos premiers actes à la tête du pays ?
Vous savez, je n’ai jamais pensé devenir un jour Président du Tchad. Je suis un militaire de carrière et, en tant que soldat républicain, je me suis acquitté avec loyauté et dévouement de toutes les missions qui m’ont été confiées, au Tchad comme hors du Tchad. Il faut aussi reconnaître qu’il n’est pas aisé de parler de soi. Je laisse toute latitude à ceux qui étaient sous mon commandement sur les différents théâtres d’opérations militaires, ici, au Tchad, ou dans le massif de l’Adrar des Ifoghas, au Mali, de témoigner.
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Le 21 avril 2021, après le décès, arme à la main, du Maréchal du Tchad — paix à son âme —, et suite au désistement du Président de l’Assemblée nationale pour prendre les rênes de l’État et à l’avancée fulgurante des mercenaires qui étaient à 300 km de N’Djamena, plus précisément dans la province du Kanem, l’armée n’avait pas d’autre choix que de prendre les choses en main. C’est ainsi que mes frères d’armes, officiers généraux, ont porté leur choix sur ma modeste personne pour diriger le Conseil militaire de Transition que nous étions obligés de mettre en place pour faire face à la situation.
À l’époque, la priorité était d’éviter le chaos dans le pays après la mort tragique du Président. Nos ultimes objectifs étaient : sécurité, défense de la patrie, paix, stabilité et réconciliation nationale. Dieu merci, aujourd’hui, le Tchad est debout. Tous ceux qui avaient prédit le chaos au Tchad après le décès du Maréchal ont eu tort, heureusement !
Comment êtes-vous passé du statut de haut militaire à votre nouvelle stature d’homme d’État ?
Je ne saurais vous répondre, mais je vous disais que je n’ai jamais pensé être un jour Président du Tchad. Cette nouvelle donne a changé complètement mes relations familiales, professionnelles, amicales, etc. Sachez aussi une chose, et mes frères d’armes vous le diront : ils reconnaissent en moi un sens élevé des responsabilités.
J’ai toujours traité tous les soldats sur un même pied d’égalité et c’est cette équité que j’ai transposée dans la gestion de la chose publique qui m’a été confiée durant cette période de transition. J’avoue que conduire les destinées d’un pays dans un contexte sécuritaire extrêmement complexe, caractérisé par plusieurs menaces terroristes et sécuritaires, n’est pas chose aisée.
En quoi l’unité du peuple tchadien est-elle primordiale ? Quel est l’objectif du Dialogue national inclusif et souverain (DNIS) engagé avec l’opposition civile et les groupes rebelles ? Quel calendrier avez-vous fixé pour la Transition ?
Le Tchad n’a pas sombré dans l’abîme, comme d’aucuns le redoutaient. Nous avons fait montre de cohésion fraternelle et d’union sacrée autour de notre plus précieux trésor qui est le Tchad.
Le Gouvernement de Transition et le Conseil militaire de Transition de l’époque avaient fixé la période transitoire à 18 mois, et décliné toute l’architecture devant regrouper les diverses sensibilités politiques. Le soubassement de tout cela était la tenue des assises du DNIS, où toutes les filles et tous les fils du pays, sans distinction aucune, ont, dans un élan fraternel, discuté sereinement et sans passion de toutes les questions d’intérêt national.
Avant cette phase, un pré-dialogue avec les mouvements politico-militaires s’est tenu à Doha sous les auspices de l’État du Qatar, à qui j’adresse mon infinie gratitude pour nous avoir permis de sceller cette « paix des braves ».
Au sortir des assises du DNIS, dont les travaux ont duré 45 jours, les participants ont décidé de la dissolution du Conseil militaire de Transition, de la mise en place d’un nouveau Gouvernement d’union nationale de Transition, et prorogé la nouvelle Transition à 24 mois. Ils ont également formulé toute une batterie de résolutions et recommandations.
À ce jour, le Gouvernement de Transition issu du DNIS joue sa partition, comme en témoigne, si éloquemment, l’adoption de nombreux textes relatifs à la mise en œuvre du cahier de charges, notamment : le décret portant création d’un Haut Comité de pilotage chargé du suivi de la mise en œuvre des résolutions et recommandations ; le décret portant création d’un Cadre indépendant de suivi-évaluation ; le décret portant adoption de la Feuille de route du Gouvernement d’union nationale ; l’ordonnance portant création d’une Commission nationale chargée de l’organisation du Référendum constitutionnel (Conorec) ; le décret portant organisation et fonctionnement de la Conorec ; le Comité ad hoc chargé de la rédaction de l’avant-projet de la Constitution.
À terme, nous devons tenir des élections présidentielles et législatives libres, démocratiques et transparentes, et mettre en place de nouvelles institutions.
Aujourd’hui, quelle est la situation socioéconomique du Tchad ? Comment échangez-vous avec les bailleurs de fonds internationaux ?
La situation socioéconomique est à l’image de celles des pays de la sous-région. Il faut se féliciter que notre économie ne tangue pas, malgré les nombreuses obligations que représentent les infrastructures, l’énergie, le fardeau des refugiés et déplacés, le terrorisme et la Covid-19.
Le 22 décembre 2021, le Conseil d’administration du Fonds monétaire international (FMI) a approuvé un nouvel accord au titre de la Facilité élargie de crédit (FEC), afin de répondre aux importants besoins de financement de la balance des paiements et du budget du Tchad. Nous sommes devant nos responsabilités et nos partenaires doivent être du bon côté pour nous soutenir.
Quels sont les grands atouts de votre pays, ceux qui méritent le plus d’attention ?
Mon pays dispose d’importantes potentialités dans le secteur agricole. Les terres arables sont estimées à 39 millions d’hectares, soit 30 % du territoire national. En sus, l’eau pour le travail de la terre est abondante. Dans certaines provinces du pays, elle se trouve même à fleur de sol.
L’élevage, à l’image de l’agriculture, est une importante richesse au regard de la dimension du cheptel national. En effet, le Tchad est un pays d’élevage par excellence. Le cheptel compte plus de 100 millions d’unités de bétail.
La pêche constitue également une précieuse richesse à mettre en valeur dans la perspective du développement, car les ressources halieutiques sont importantes. Les lacs, les fleuves et les nombreux cours d’eau qui traversent le pays sont des biotopes de prédilection pour des poissons de diverses espèces.
Qu’il s’agisse de l’agriculture, de l’élevage ou de la pêche, tout ce potentiel est porté par un important capital humain, constitué majoritairement de jeunes et de femmes. Mais force est de relever que le développement de ce secteur est fortement tributaire des aléas de la nature, en dépit des actions entreprises sur le terrain en termes d’aménagement hydroagricole et de mécanisation.
Tout dernièrement, la chute brutale du prix du baril sur le marché international a impacté négativement notre économie. Ce qui nous a amenés à prendre des mesures d’austérité budgétaire, dont les conséquences sont connues de tous. Seuls l’agriculture et l’élevage tireront l’économie de notre pays vers le haut, étant donné que le pétrole est une ressource tarissable. C’est le lieu ici d’exhorter chaque Tchadienne et chaque Tchadien à s’adonner à l’agriculture et à l’élevage.
Le 20 octobre 2022, de graves manifestations ont secoué le pays. Faut-il être inquiet quant à la stabilité du Tchad ? Quelles mesures de précaution avez-vous mises en place, et quel message pouvez-vous adresser tant à la communauté internationale qu’aux investisseurs ?
S’attaquer à des commissariats de police, récupérer des armes de guerre et tirer à balles réelles sur les forces de l’ordre, saccager et brûler plusieurs infrastructures, biens publics et privés : comment qualifiez-vous cela ? Il s’agit d’une insurrection armée.
Sachez que je regrette amèrement la mort de mes compatriotes. Vous savez, à mon humble avis, on peut tout réparer sauf la perte de la vie humaine. La classe politique doit tirer les leçons de ce dérapage. Il revient aux acteurs de la vie politique nationale de mettre un point d’honneur à considérer l’intérêt supérieur de la nation avant toute autre chose. Car cette nation nous a tout donné. Nous avons l’obligation citoyenne de préserver jalousement cette paix chèrement acquise.
Quoiqu’on dise, le Tchad est un pays respectueux des droits. Pour preuve, les sept partis politiques suspendus après les évènements du 20 octobre 2022 sont autorisés à reprendre leurs activités. Mais ils doivent désormais se conformer à la législation en vigueur.
La sécurité est totalement assurée sur l’ensemble de notre territoire national, qui fait 1 284 000 km². C’est parce que la sécurité intérieure est assurée que nos services ont pu étouffer dans l’œuf une tentative de déstabilisation. Pour le reste, la justice fera son travail.
Mon pays est ouvert à tous les investisseurs. Tous ceux qui désirent venir y investir sont les bienvenus. Des facilités leur seront accordées.
Quelles relations entretenez-vous avec les autres pays membres du G5 Sahel, et avec vos partenaires européens, concernant les grands défis sécuritaires dans la région du Sahel ?
Le terrorisme continue à sévir au Sahel, faisant au quotidien des victimes innocentes et compromettant gravement les efforts de développement des pays de la région. Ne nous faisons pas d’illusion : la menace terroriste ne disparaîtra pas du jour au lendemain. Nous continuerons à rester vigilants et engagés, jusqu’au retour définitif de la sécurité dans les zones affectées, par l’éradication du péril terroriste.
Dans ce contexte, nous soulignons une fois de plus que la responsabilité de la lutte contre le terrorisme au Sahel et dans le bassin du lac Tchad doit être mondiale. Car le combat que nous menons participe des efforts globaux pour la paix et la sécurité internationales.
C’est pourquoi nous renouvelons notre appel à la communauté internationale pour des appuis accrus et soutenus à la Force multinationale mixte dans le bassin du lac Tchad et à la Force conjointe du G5 Sahel mises en place par les pays de la région pour la lutte contre Boko Haram et les groupes djihadistes au Sahel.
Si la situation au Sahel ne s’améliore pas malgré la multiplication des initiatives et des annonces des partenaires, l’une des principales raisons en est la non-concrétisation des promesses faites en faveur de la Force conjointe du G5 Sahel et du Programme d’investissements prioritaires du G5 Sahel.
À cela s’ajoute le faible niveau de synergie d’action entre les différentes initiatives et forces présentes au Sahel. C’est pourquoi nous considérons qu’il est temps de passer de la parole aux actes, par la matérialisation des contributions promises et la mobilisation des ressources additionnelles, pour rendre pleinement opérationnelles la Force conjointe et la mise en œuvre des projets de développement du Programme d’investissements prioritaires du G5 Sahel.
Nos États ont consenti des efforts propres considérables en dépit de leurs maigres ressources. Nous avons certes bénéficié des soutiens multiformes des partenaires bilatéraux et multilatéraux, envers lesquels nous exprimons une fois de plus notre sincère gratitude. Mais au regard de l’ampleur des défis, un appui international constant et conséquent est indispensable. C’est le lieu ici de réitérer notre appel au Conseil de sécurité en faveur de la mise sous Chapitre VII de la Charte de l’ONU de la Force conjointe du G5 Sahel, afin de lui assurer un financement pérenne et prévisible.
Quelles relations entretenez-vous avec votre homologue français, et quelle est votre stratégie pour renforcer vos échanges ?
Le Tchad et la France entretiennent de très bonnes relations, fondées sur le respect mutuel. Le Président Emmanuel Macron est engagé à nos côtés dans nos efforts pour bâtir un pays démocratique et apaisé. Entre N’Djamena et Paris, il n’y a aucun nuage. Nos liens séculaires et historiques demeurent inoxydables.
Vous étiez courant décembre aux États-Unis, à l’invitation du Président Joe Biden, pour participer au sommet États-Unis – Afrique. Quel est l’état de votre coopération diplomatique et économique avec Washington ?
Effectivement, j’étais aux États-Unis à l’invitation du Président Joe Biden. Il faut souligner de manière claire et précise que l’Amérique est un partenaire de longue date du Tchad, et sur ce point, son soutien ne nous a jamais fait défaut. Le Tchad a été le seul pays sous transition en Afrique convié à ce sommet Afrique-USA. C’est dire que l’Administration américaine est satisfaite de la conduite de notre Transition, et qu’elle nous soutient.
Selon vous, quel est l’héritage de feu le Maréchal Idriss Déby Itno pour le Tchad ? Et quel est celui que vous aimeriez laisser ?
Le Maréchal s’est battu jusqu’au sacrifice suprême pour que le Tchad soit en paix. Il l’est aujourd’hui. Cette paix a également été exportée par l’illustre disparu hors de nos frontières nationales, avec l’envoi de contingents tchadiens au Mali, en Centrafrique, au Cameroun, au Niger et au Nigéria. Je rêve de perpétuer cet héritage et de léguer à la génération future un Tchad stable, où il fait bon vivre.