Leurs gestes créateurs éblouissent Paris et d’autres capitales. Loin de leur immense pays d’Afrique centrale, le Tchad, leur muse s’incarne en leurs codes, dans l’écrin de la modernité. Pour ces êtres, impossible de faire fi de leur patrimoine originel. Pleins feux sur l’homme de lettres Nimrod et l’artiste plasticien Doff.
Par Hélène Boucher
Nimrod manie les ficelles de la poésie comme de la nouvelle, de l’essai ou du roman. Et aussi de la philosophie. L’un de ses thèmes de prédilection : le territoire hors d’atteinte de ses origines. Avec son air de dandy hors du temps et sa sagesse espiègle, Nimrod Bena Djangrang conquiert un vaste lectorat et fait figure d’ambassadeur de la littérature africaine d’expression française. Avec une trajectoire plus singulière — tient-il à préciser d’entrée de jeu — que celle de ses contemporains Alain Mabanckou ou Fatou Diome : « Ces deux écrivains, on les attend toujours en France mais moi, on me demande encore d’où je sors ! J’ai emprunté une tout autre trajectoire du savoir, par un circuit scolaire retardataire et hors du monde. Qui peut donc attendre un Tchadien, sinon dans le pire, dans la guerre ? », lance Nimrod avec ironie. Originaire d’un village, Koyom, qui est une enclave protestante, il se forme à la philosophie en Côte d’Ivoire, puis met le cap sur l’Hexagone afin de parfaire sa thèse. Ce terreau deviendra celui de sa consécration.
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Horizon sahélien
Depuis 32 ans, l’écrivain tchadien réside en France, sans jamais tourner le dos au Tchad, où il se rend annuellement. Il y offre des ateliers d’écriture à des jeunes qui ne cessent de le bluffer. Cette idée de donner de son temps à ses compatriotes d’origine date de sa rencontre fin 2020 avec le romancier soudanais Abdelaziz Baraka Sakin, ce dernier s’engageant dans des ateliers d’écriture auprès de la jeunesse africaine. Une façon modeste de pallier la carence littéraire du Tchad qui n’a pas, rappelle tristement Nimrod, engendré légion d’écrivains de renommée internationale. « Les Tchadiens me voient positivement. Pour mes compatriotes je suis une valeur absolue, c’est-à-dire un modèle qui ne ressemble pas au modèle africain global. Dans mes poèmes, je parle de la pluie, du soleil et des arbres. Cela leur parle aussi… »
Si Nimrod captive autant la diaspora et les lecteurs de tous horizons avec ses récits autobiographiques, c’est par sa transposition unique des codes socioculturels tchadiens. Sa trame de vie, comme il l’exprime. Il confirme une appartenance à des peuples, à des cultures. Issu d’une minorité linguistique, ses codes se partagent entre ceux des dominants et ceux du peuple. Lucide, il déplore la situation sociopolitique dans laquelle baignent ses compatriotes. Le Tchad est le pays le plus retardataire d’Afrique, à ses dires. Son peuple souffre d’une sous-représentation et d’une forme d’analphabétisme aiguë. Pourtant, en Afrique le Tchad devrait être auréolé du statut de « Babel des langues ». Son territoire, espace infini, pourrait englober jusqu’à trois pays, souligne le fier patriote.
Le Tchad ne quitte plus l’écrivain. Il imprègne son passé comme son présent, et le moindre de ses écrits. Ce que Nimrod qualifie de « profondeur historique » l’envahit à chaque projet. Ses récits autobiographiques, une trame de vie de 40 ans, en sont témoins. Il s’inspire de ses codes, avec une incommensurable nostalgie de son pays originel. C’est une confidence sans fard qu’il a faite l’an dernier sur la chaîne TV5, à la sortie de son dernier ouvrage Le Temps liquide (Gallimard, collection Continents noirs).
Ode à la poésie tchadienne
L’un des chantiers de l’infatigable Nimrod consiste à colliger une anthologie de la poésie tchadienne et de la voir publier d’ici 2024. Elle contiendrait une pléiade de voix, dont celles de la jeunesse qui lui tient tant à cœur. L’ouvrage s’enrichit au fil de ses passages au Tchad, lors de ses ateliers de poésie. Avis à tout éditeur sensible à cette initiative ! Il a créé sa propre maison d’édition française au service de la poésie africaine : Le Manteau & la Lyre. S’il ne trouve aucun éditeur, il publiera sous sa griffe l’anthologie.
Nimrod a reçu le prix Max-Jacob en 2011 pour le recueil de poèmes Babel, Babylone (Obsidiane) et s’est illustré par deux essais sur les destinées d’Aimé Césaire et Rosa Parks. Il est peu enclin à évoquer les prix littéraires qui l’ont consacré depuis 1989, année de la sortie de son premier recueil de nouvelles, Pierre, poussière : une immersion dans le Tchad de 1979, avec la déroute vers le désert, seule porte de sortie de la haine des hommes.
Connu malgré sa non-appartenance à un quelconque réseau, Nimrod reçoit des éloges, ici et là, de ses compatriotes comme de l’institution littéraire. « Je suis une référence ! », clame-t-il. Ses compatriotes lui rappellent, lorsqu’il revient au bercail, qu’il se révèle impossible de l’imiter ! Ses phrases ont leur structure propre, comme un code d’agencement indéchiffrable. Pour l’écrivain-philosophe, il faut absolument créer du silence pour l’entendre. Le problème, au Tchad, il le résume en peu de mots : « Nous sommes tous des autodidactes sans écoles. »
Doff : génie fou de l’art plastique
Doff : quatre simples lettres pour incarner un univers de possibilités. Apollinaire Guidimbaye, de son vrai nom, a exposé à l’automne 2022 dans la Ville Lumière, après avoir déjà bien forgé son art technique sculptural depuis 2016. Cet artiste tchadien transforme de façon étonnante des matériaux abandonnés en leur donnant non seulement une seconde vie, mais aussi un sens artistique. Dans un monde où l’écologie concerne et dirige les choix du quotidien, Doff — qui signifie « fou » en wolof — adhère à cette forme de vivre-ensemble. Au-delà des couleurs de peau.
Porté par une bonne étoile, et surtout par l’ADN familial versé dans l’art, Apollinaire cultive dès l’enfance une insatiable curiosité face au monde. Tout le met en éveil, jusqu’à l’usage créatif de la scie que lui offre son oncle. La voie de la marquèterie le happe, dans un pays où brillent par leur absence les écoles d’art. Sous ses doigts naissent des scènes de vie sur tableaux, avec des animaux et des formes expérimentales. Puis, dans les années 2000, l’artiste s’intéresse à la fabrication d’une foule d’horloges au grain de folie.
À la manière de ses maîtres Jean-Michel Basquiat et Ousmane Sow, Doff émerge sur son propre socle. Le registre de ses influences impressionne : Monet, Jean Tinguely, et l’ivoirien Jems Robert Koko Bi, sculpteur de troncs de bois. Pierre Soulages trouve à ses yeux une place majeure (il a visité son musée). Aucune forme d’expression ne lui échappe. La scénographie et le milieu télévisuel, par le biais de l’agencement de plateaux, pavent sa route. Conscient d’être né dans un « désert culturel », l’artiste s’efforce de hisser la capitale tchadienne, N’Djamena, au niveau des hauts lieux de l’art contemporain. Le collectif Fondasia, qu’il a créé, répond à cet idéal et accueillera des rencontres internationales pour la toute première fois.
Trajectoire : l’émergence
Évoquer le succès pour celui qui, depuis 2018, est présent dans des galeries à Bordeaux (2018), Marseille (2020), Paris (2021-2022), et à Dakar lors de sa Biennale (Dak’Art), relève d’une certaine prétention. « J’ai commencé à être connu grâce aux réseaux sociaux. Les galeries ont commencé à s’intéresser à mon travail. C’est ma démarche originale et ce que j’exprime qui les attire. Je continue mon bout de chemin et me positionne comme un artiste plasticien émergent. » Une leçon d’humilité que nous donne Doff, qui demeure à ce jour le Tchadien ayant le plus exposé à l’international, et ce même aux États-Unis, à Washington !
Le continent africain ouvre ses bras à son « imaginaire du quotidien ». En plus du Sénégal, le Cameroun et la Côte d’Ivoire ont soif de ses œuvres qui portent en elles des messages de réconciliation et de paix. Doff réussit le pari d’interpréter une culture commune à l’immense territoire tchadien. Du nord au sud, d’est en ouest.
Obscurité plus pure que pure
L’un des mots d’ordre de la démarche de Doff est sans conteste l’exploration. Toujours captivé par le monde l’entourant, il utilise la pollution et les rebuts comme matières premières de l’une de ses récentes expositions, intitulée Black beyond darkness. C’est à Assinie, en Côte d’Ivoire, où il est invité en résidence, qu’il recueille une texture noirâtre doublée de papier aluminium sur un bord de mer. Il n’en faut pas plus pour que l’artiste s’approprie cette pâte multiteinte aux reliefs divers, que l’on désigne sous le nom de paxalu, ou calandrite. Une isolant naturel pour les toits.
Passeur universel, l’artiste dénonce dans ses créations les fléaux que représentent la condition des enfants soldats et les migrations. Des fléaux qui s’abattent sur le Tchad, mais aussi au-delà, dans la sous-région, et à l’échelle mondiale. Les sculptures de Doff incarnent et figent ces figures tragiques de notre ère. S’il avait un message à diffuser, ce serait sans nul doute celui-ci : nous sommes tous les mêmes.