Comment se porte aujourd’hui la démocratie sur le continent africain, alors que les liens avec les démocraties occidentales, anciens pays colonisateurs tels que la France, se distendent voire se rompent ? Il convient de s’interroger sur l’évolution des systèmes politiques en Afrique. Pierre Jacquemot nous fait part de son analyse.
Propos recueillis par Clément Airault
Comment la démocratie a-t-elle évolué sur le continent africain depuis les indépendances des années 1960 ?
On peut observer un tournant dans les systèmes politiques africains autour des années 1990, en partie sous pression extérieure. On se souvient du discours de La Baule de François Mitterrand dans lequel on a retenu qu’il voulait conditionner les appuis financiers de la France à la mise en place d’institutions démocratiques, sous l’impulsion de groupes internes dans les sociétés africaines. En fait, on commet deux erreurs. Le Chef de l’État français laissait à chaque pays le soin de cheminer à son rythme, et selon des modalités propres, avec la démocratie. En outre, on oublie que s’était déjà engagée au Bénin une conférence nationale, c’est-à-dire un débat impliquant l’ensemble du corps social sur l’évolution des institutions. C’était une étape majeure, après 30 ans d’indépendance où avaient prévalu des systèmes monopartisans autour de personnalités fortes, qui incarnaient en quelque sorte la continuité du système néocolonial. Ces conférences nationales se sont diffusées dans l’ensemble des pays africains francophones, y compris en République démocratique du Congo. Se sont installés des outils de la démocratie formelle, c’est-à-dire l’élection multipartisane et un certain nombre d’institutions judiciaires, administratives et sécuritaires qui étaient censées incarner la maturité politique du pays. Lorsque l’on fait le bilan, 30 ans après, on se rend compte que cette démocratie formelle a largement dysfonctionné.
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Quelles sont les différences notables entre les démocraties africaines et occidentales ?
On constate partout le dérèglement climatique ; on observe dans le cas africain un dérèglement démocratique. Le système politique et institutionnel importé s’est progressivement adapté au système africain. On a prétendu que l’élection était un passage obligatoire pour aller vers la démocratie, au sens où nous l’entendons en héritiers occidentaux de Rousseau et Montesquieu. Or, ce passage obligé comporte trois défauts. Avant l’élection, le fichier électoral est très biaisé dans des pays où la couverture par l’état civil est imparfaite. Il y a donc souvent un problème en amont d’enregistrement du corps électoral. Pendant l’élection, il y a maintes fois de nombreux trucages des résultats. Les méthodes sont multiples. Enfin, une fois que l’élection est terminée, il y a un gagnant et des perdants. C’est extrêmement radical, dans un système social fondamentalement fondé sur la quête du consensus.
En Afrique, beaucoup de systèmes reposent sur la recherche du consensus. Il n’y a pas forcément de perdant, car ce dernier, un jour ou l’autre, se vengera. Il faut créer un consensus, une légitimité acquise par la sagesse et l’expérience, une répartition des richesses solidaires. Ce n’est pas complètement utopique. Il existe des références dans la littérature africaine et l’histoire africaine profonde, dès le XIIe siècle, qui évoquent cela.
J’ai eu la chance d’être en poste au Ghana. J’y ai observé le fonctionnement de la société ashanti et fut reçu à plusieurs reprises par le Roi, l’Asantehene. Cela m’a permis de voir comment il arbitrait les conflits, notamment sur les questions foncières, dans le respect des parties prenantes.
Le système électoral à l’occidental crée toujours des frustrations, avec un résultat comparable au système américain, « winner takes it all » (« le gagnant prend tout », ndlr). Les élus ne rendent pas compte, entre deux mandats, de leur action. Ils s’installent, gèrent les rentes, distribuent quelques avantages parmi leur clientèle selon un fonctionnement népotique, mais en aucun cas ne sont redevables auprès de leurs électeurs.
Se créent ainsi, au sein des sociétés, des ressentiments qui ont des difficultés à être résolus.
Quelles sont les conséquences de ce dérèglement démocratique ?
Lorsque le système de l’élection formelle dysfonctionne complètement, les résultats peuvent générer de la violence, lorsque les élections sont contestées. Nous, Occidentaux, donneurs de leçons, avons absolument voulu imposer ce système, qui est inadapté aux démocraties africaines. On observe des institutions qui sont marquées par ce clivage gagnant-perdant, et qui ne remplissent pas leurs fonctions efficaces dans la recherche du compromis social.
On a vu apparaître ainsi des gérontocraties. L’écart d’âge entre les gouvernants africains et l’âge médian de leur population est de plus de 40 ans. En France, il est d’environ 15 ans. Certes, la population africaine est jeune. Le cas typique est celui de Paul Biya, 91 ans, Président du Cameroun depuis 1982. Ou de Yoweri Museveni en Ouganda, qui doit en être à son septième mandat. Les systèmes sont hiérarchiques, voire héréditaires ou dynastiques, comme dans le cas du Tchad, où le fils Déby a pris place de son père, en s’octroyant au passage le titre de maréchal.
En quoi les coups d’État, ou autres putschs militaires, peuvent-ils être inquiétants pour la démocratie en Afrique, aussi imparfaite soit-elle ?
La démocratie est superficielle quand la liberté d’expression des individus et des médias, la liberté de réunion, la liberté religieuse, la liberté de mœurs, et l’ensemble du paquet qui constitue pour nous la démocratie réelle n’est pas respectée.
Du fait de ces déficits de la démocratie formelle, il y a eu de nombreux coups d’État, dans les années 1960, dans les années 1970, puis cela s’est calmé. Il y a même eu des coups d’État qui ont débouché sur la démocratie, mais il a fallu 20 ans de gestation. Le seul cas véritable se trouve au Ghana, avec Jerry John Rawlings qui a échangé son costume d’aviateur pour celui, civil, de chef d’État. Les présidents issus de l’armée gardent plus souvent aujourd’hui le treillis. Depuis les années 2000, on a vu le retour des coups d’État, au Soudan, en Guinée, au Mali, au Burkina Faso, au Niger, au Gabon.
Ce qui est étonnant, c’est que ces coups d’État sont relativement populaires. Quelle en est la raison ? Les démocraties formelles qui avaient installé au pouvoir les précédents dirigeants étaient défaillantes et n’étaient pas au service de la population. Les coups d’État sanctionnent en quelque sorte tous les errements de la démocratie formelle.
Quels sont les effets de ces coups d’État sur les populations ?
Le processus de transition vers des élections commandé par les militaires est long, jusqu’à 3 ans, ou plus dans le cas du Mali, car les conflits internes persistent. On observe, dans les pays ayant connu des putschs, que la situation sociale s’est dégradée, l’endettement a augmenté, certaines frontières ont été fermées. Ces pays se retrouvent aujourd’hui face à d’immenses difficultés économiques et à une pression de la population, y compris de ceux ayant applaudi des deux mains lors des coups d’État et qui défilaient dans les rues. Ce qui est arrivé à Niamey en juillet 2023 est catastrophique pour les populations. Ce sont les 25 millions de Nigériens qui ont le plus souffert de la situation, avec l’arrêt de l’approvisionnement en produits essentiels, ou en médicaments, suite aux sanctions de la Cedeao qui, voulant éviter la contagion, a pénalisé les pays sahéliens enclavés.
Vous avez été observateur international lors de différentes élections en Afrique. Quel regard portez-vous sur les organes de contrôle électoral ?
Il faut savoir que les dispositifs d’observation électorale dysfonctionnent complètement. C’est très rare, en dépit de ratages, qu’il y ait une remise en cause des élections, parce que les observateurs sont bienveillants ou conciliants, et prennent en compte les difficultés logistiques qui existent. Imaginez organiser une élection en RDC ! Cela coûte cher et c’est très compliqué. Le référentiel ne marche pas très bien. On peut évoquer un cas, celui du Malawi, où une élection a été invalidée, puis réorganisée et c’est l’opposant qui a gagné, mais c’est extrêmement rare. Dans quelques pays seulement, le système électoral fonctionne bien, comme au Cap-Vert, aux Seychelles, à Maurice, au Sénégal ou au Ghana. Il existe des points communs à ces pays : leur taille et leur faible population. Ce n’est pas le cas du Nigéria par exemple, avec ses 210 millions d’habitants.£
On assiste à ce que j’appelle « la fatigue du vote », à la montée de l’abstention. Les chiffres montrent une baisse de la participation électorale des femmes et des jeunes, faute de réponse aux besoins essentiels par les élus. « Quand le ventre est vide, l’urne sonne creux », dit un proverbe congolais.
Quel rôle joue la société civile dans l’amélioration du fonctionnement démocratique ?
Des initiatives sont prometteuses dans l’exercice concret et au quotidien de la démocratie. Beaucoup d’initiatives sont appuyées par des organisations non gouvernementales, dont l’action est indispensable quand l’État n’est pas là. Cela ne s’appelle pas la démocratie formelle aux yeux des constitutionnalistes, mais l’organisation des services aux populations sur une base participative s’apparente à la démocratie directe, faite d’écoute des besoins et des aspirations à la liberté, de gestion collégiale des services et de redevabilité. C’est souvent une réponse populaire à l’incapacité des gouvernants à servir le peuple, et, hélas, à leur capacité à se servir eux-mêmes.
Pour moi, le plus important est d’observer les initiatives démocratiques à la base, ce que l’on appelle « la démocratie par le bas ». Au quotidien, lorsque l’on constate que l’État ne fait pas son boulot — pour la scolarité des enfants, le ramassage des déchets… —, on trouve des solutions locales autour de groupements d’associations qui ont des modes de fonctionnement démocratique véritables, tels que la concertation, la solidarité, et le sens du bien commun et du service rendu. C’est formidable, et cela se retrouve dans toutes les villes africaines. C’est là que s’exerce la future démocratie africaine.
Peut-on dire que le Sénégal est une vraie démocratie, au regard du résultat des dernières élections ?
Le Sénégal est un cas vraiment très particulier. C’est un pays dans lequel on vote depuis longtemps, et souvent pour l’opposant au régime en place. Dans les années 1920 au Sénégal, Dakar votait contre le candidat au pouvoir, contre le système français et Blaise Diagne. Il y a une habitude du vote, et notamment une habitude du vote sanction.
Il existe au Sénégal une possibilité d’alternance au pouvoir qui n’existe pas ailleurs, sauf au Ghana et à Maurice, aussi exemplaires. Abdou Diouf a été battu par Abdoulaye Wade, lui-même battu par Macky Sall, dont le Premier ministre candidat a été battu par un jeune opposant qui sortait de prison, Bassirou Diomaye Faye.
Deux mandats fatiguent beaucoup. On finit par ne plus écouter la base, et notamment la jeunesse. Tous les présidents, y compris Macky Sall, commencent à commettre des erreurs sur les deux à trois dernières années de mandat. D’abord, ils ne laissent pas clairement entendre qu’ils ne se représenteront pas, ce qui pose un problème constitutionnel, surtout dans un État de droit comme le Sénégal. Ce qui est extraordinaire, c’est que Macky Sall, à l’origine de l’échec d’Abdoulaye Wade, a fait la même erreur 12 ans après. Vis-à-vis de la société sénégalaise, politiquement très aguerrie, ce fut une énorme erreur de laisser planer le doute sur une éventuelle candidature, sans vraiment soutenir son candidat. Il a provoqué un ras-le-bol complet contre lui et le système qu’il incarnait. Face à une jeunesse sans emploi et sans repères, sinon religieux, le rejet fut fulgurant, avec un succès au premier tour du jeune opposant et un raz-de-marée des élus de son parti à l’Assemblée nationale quelques mois plus tard.
Le nouveau pouvoir en place au Sénégal ne diffère-t-il pas des précédents, par son rejet de l’héritage occidental et notamment du franc CFA, un discours que l’on retrouve aujourd’hui dans de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest ?
C’est un pays qui a toujours été l’enfant chéri de l’aide internationale. Le pays a bénéficié d’une rente extraordinaire auprès des bailleurs de fonds, à commencer par la France. Il ne faut pas trop insister sur la réforme du franc CFA. Cette dernière est en cours, et est très avancée depuis 2019. La France est désormais complètement désengagée. Les mots franc et CFA ont une connotation extrêmement péjorative. Le CFA incarne aujourd’hui, pour les populations, la cause de tous leurs malheurs : l’inflation, le quotidien difficile, les coupures d’électricité, etc. C’est quelque chose qui relève de l’imaginaire. C’est un symbole.
Pour les autres symboles, on peut penser à la statue de Faidherbe, au milieu de la place de Saint-Louis, qui a été déplacée dans un coin, moins à la vue des regards. On observe aussi des changements de noms de rue, auparavant nommées d’après des colons, notamment à Ziguinchor. On peut le comprendre. Il s’agit pour eux de s’approprier leur identité.
Certains faits tragiques, comme le massacre de combattants africains démobilisés à Thiaroye en 1944, sont ravivés dans la mémoire collective. Le pays a besoin de se forger son histoire propre, ce qui n’implique pas pour autant la remise en cause du jeu des alliances et des solidarités avec les pays étrangers.
Selon vous, la démocratie progresse-t-elle en Afrique, ou au contraire recule-t-elle ? Peut-on dire que la fréquence des élections a augmenté sur le continent ces dernières années ?
Il n’y a pas plus d’élections qu’avant. On compte environ une quinzaine d’élections présidentielles par an.
Pour moi, le système électoral ne produit pas ipso facto de la démocratie, contrairement à ce que soutient la thèse anglo-saxonne. Ce n’est pas le cas en Afrique, où on ne peut pas dire que, depuis plus de 30 ans, la démocratie ait avancé. Preuve en sont les coups d’État, en Guinée, au Gabon ou au Sahel. La transition démocratique est bloquée. Elle se retourne contre elle-même. Les critères principaux pour juger de l’avancement d’une démocratie sont la possibilité d’alternance, les avancées dans les droits fondamentaux et l’obligation de redevabilité des politiques. Et en Afrique, ces cas, qu’on le veuille ou non, sont rares.
Aller plus loin
Soixante ans après les indépendances, l’Afrique vote très massivement. À travers une synthèse de nombreux travaux et sur la base de sa propre expérience, l’ancien diplomate Pierre Jacquemot livre une analyse fouillée — et éclairante — sur l’évolution politique contrastée du continent.
De l’élection à la démocratie en Afrique (1960-2020)
Par Pierre Jacquemot – Publication : Fondation Jean-Jaurès – 43 p.
(À lire sur www.jean-jaures.org)