Si l’on se réfère aux sondages, la question migratoire est au cœur des préoccupations des Français. Elle est en tout cas centrale dans le débat politique. Et les avis divergent quant au poids que fait subir l’immigration sur les finances publiques.
Par Clément Airault
À peine avait-il pris ses fonctions de Ministre de l’Intérieur que Bruno Retailleau créait la polémique. Dans une interview accordée le 29 septembre dernier à LCI, il affirmait, empruntant un vocabulaire communément associé à l’extrême droite, que « l’immigration n’est pas une chance ». Le 3 octobre, il confirmait ses propos, jugeant qu’une nouvelle loi sur l’immigration était une priorité. Deux jours plus tard, le Chef de l’État, Emmanuel Macron, désavouait son Ministre lors d’un entretien sur France Inter, considérant que ses propos étaient « résolument en contradiction (…) avec la réalité ».
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Le sujet divise les Français. Un sondage CSA, réalisé pour CNews, Europe 1 et le JDD, révèle que 58 % d’entre eux partagent le point de vue du Ministre de l’Intérieur et estiment que l’immigration n’est pas une chance pour la France. Ce chiffre grimpe à 81 % pour les partisans des Républicains, et 87 % pour les sympathisants du Rassemblement national.
Le thème de l’immigration est aujourd’hui instrumentalisé, notamment par l’extrême droite, en particulier sur son coût. Les immigrés feraient peser une lourde charge sur les finances publiques, et représenteraient une concurrence déloyale sur le marché du travail pour les Français. C’est un sujet omniprésent dans l’actualité depuis des décennies, désormais incrusté dans les mentalités, et qui est devenu pour beaucoup l’argument numéro un contre l’immigration. Mais qu’en est-il vraiment ? Il convient de laisser de côté les considérations culturelles ou sociales, et de se concentrer sur l’impact financier réel, de manière rationnelle et dépassionnée.
D’une immigration nécessaire à une immigration choisie
L’économie française s’est nourrie du travail des immigrés. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, ce furent les Italiens qui arrivèrent en nombre. À la veille de la Première Guerre mondiale, ils étaient 420 000, représentant ainsi 36 % des étrangers et plus de 1 % de la population en France. En 1936, les Italiens sont 720 000 sur le territoire français. La Seconde Guerre mondiale marque un coup d’arrêt à cette immigration. Après 1945, d’autres peuples arrivent dans l’Hexagone, qui a un grand besoin de main-d’œuvre pour se reconstruire. Des programmes de recrutement de travailleurs étrangers sont mis en place pour répondre aux besoins industriels. Ainsi, le travail constitue le premier motif de l’immigration lusophone en France. Les migrants portugais, venant pour la plupart de régions rurales, sans qualifications, ont trouvé à s’embaucher massivement dans le BTP et les industries dans les années 1960. Les restrictions à la mobilité des travailleurs et de leurs familles ont été levées progressivement à partir de 1967, et la liberté de circulation et de séjour dans l’Union européenne a été instaurée par le traité de Maastricht en 1992. Depuis 2004, les ressortissants communautaires sont autorisés à résider et à travailler en France sans restriction.
Aujourd’hui, le ressentiment de certains Français et les critiques de l’extrême droite désignent explicitement l’immigration extracommunautaire, souvent originaire des anciennes colonies françaises. Asiatiques, Maghrébins et peuples d’Afrique subsaharienne sont désormais la cible des critiques, dans un contexte de crise économique.
La crise, puis le chômage croissant avec la fin des Trente Glorieuses ont contribué à mettre fin aux programmes de recrutement de travailleurs étrangers. En même temps que l’extrême droite se reconstituait politiquement, les conditions d’entrée et de séjour en France sont devenues de plus en plus restrictives pour limiter l’immigration des ressortissants extracommunautaires. Pas moins de 32 lois relatives à l’immigration et aux étrangers ont été votées entre 1980 et 2024, selon un décompte effectué par le journaliste Mustapha Harzoune. Parallèlement, des dispositifs ont été adoptés pour faciliter une migration de travail extracommunautaire choisie en fonction des besoins spécifiques de main-d’œuvre dans le pays. Des titres de séjour ont été spécifiquement créés dans le but d’attirer des personnes hautement qualifiées, ou les étudiants internationaux.
Des immigrés qui créent de la richesse
La loi Darmanin du 26 janvier 2024 pour « contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » prévoit notamment que, comme cela était déjà le cas, les travailleurs sans papiers exerçant dans des métiers en tension (BTP, aides à domicile, restauration…) peuvent se voir délivrer à titre exceptionnel une carte de séjour « travailleur temporaire » ou « salarié ». La nouveauté est qu’ils ne sont plus obligés de passer par leur employeur pour solliciter cette carte. Ils doivent justifier avoir travaillé au moins 12 mois (consécutifs ou non) au cours des 24 derniers mois, résider depuis 3 ans en France et être intégrés. Cette mesure est expérimentée jusqu’à fin 2026. D’autre part, pour répondre aux besoins de recrutement dans les hôpitaux et les établissements médico-sociaux, une nouvelle carte de séjour pluriannuelle « talent – profession médicale et de la pharmacie » de 4 ans a été instituée au profit des médecins, dentistes, sages-femmes ou pharmaciens, Praticiens diplômés hors Union européenne (Padhue).
Ces évolutions légales témoignent d’une chose : l’économie française a besoin des immigrés. « Restauration, chantiers BTP, aides à la personne sont autant de secteurs dans lesquels le recours du personnel étranger est indispensable. Sans [cela], de nombreux secteurs seraient tout bonnement à l’arrêt », estime l’avocat Charly Salkazanov dans un article publié par la Fondation Jean-Jaurès en septembre. L’immigration créerait donc de la richesse ? Selon Ekrame Boubtane, maître de conférences de l’Université Clermont-Auvergne au Cerdi et chercheuse associée à l’École d’économie de Paris, « c’est l’ajustement du marché du travail à l’arrivée des immigrés, ainsi que son interaction avec le reste de l’économie, qui va déterminer les effets économiques de l’immigration en France ».
Difficile évaluation du coût de l’immigration
Il est très difficile d’évaluer le coût de l’immigration de manière définitive. C’est même « un calcul impossible », comme le confiait l’historien Benjamin Stora à l’AFP en 2014. Dix ans plus tard, rien n’a changé. Les paramètres à prendre en compte sont nombreux, et selon la méthodologie (et l’idéologie) appliquée, les chiffres peuvent fortement varier. S’il convient de regarder ce que coûtent les immigrés en France, il est également nécessaire de voir ce qu’ils rapportent aux recettes de l’État. Il ne faut pas oublier que les étrangers paient des impôts sur le revenu et qu’ils cotisent.
Selon l’OCDE, qui a analysé en 2021 l’impact de l’immigration selon une approche comptable, pour 1 euro dépensé, les étrangers rapportent en moyenne 0,88 euro. Ce rapport, intitulé « Perspectives des migrations internationales 2021 », montre que leur contribution budgétaire nette totale varie entre -1 % et +1 % du PIB de la France. Il estime également que les immigrés perçoivent en moyenne moins d’argent public que les Français, soit 0,94 euro contre 1 euro. La perception d’un État-providence qui ferait preuve de plus de générosité à l’égard des immigrés ne serait donc pas une réalité. Une étude publiée en 2022 par le Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII), rattaché au Premier ministre, arrive peu ou prou au même résultat que la conclusion de l’OCDE : l’impact de l’immigration serait quasiment neutre.
Néanmoins, l’idée que l’immigration coûte cher à la société reste profondément ancrée dans les mentalités. Dans une publication X postée le 26 mars 2024, l’Observatoire de l’immigration et de la démographie, s’appuyant sur les travaux du CEPII, affirme que le « coût net de l’immigration » pour les finances publiques françaises serait de « 35 à 40 milliards d’euros par an ». Cette information a été reprise dès le lendemain par Jordan Bardella, président du Rassemblement national et alors tête de liste aux élections européennes. Dans son étude, Nicolas Pouvreau-Monti, directeur de l’Observatoire de l’immigration et de la démographie, présente l’immigration comme un « fardeau structurel qui appelle à engager un virage à 180 degrés, assumé et durable en matière de politique migratoire ». Selon lui, réduire drastiquement le nombre d’étrangers présents en France permettrait de limiter le déficit public.
« Ce chiffre n’est pas issu de mes travaux. La dernière estimation que nous avons pu faire pour 2011 était de -0,49 % du PIB, soit 8,8 milliards [d’euros] », a indiqué à l’AFP le 27 mars l’économiste Xavier Chojnicki, professeur à l’université de Lille et membre du CEPII. « Je ne sais pas d’où sortent ces 40 milliards », réagissait le lendemain Jean-Christophe Dumont, chef de la Division des migrations internationales à la Direction de l’emploi, du travail et des affaires sociales de l’OCDE, lors d’une allocution à la Banque mondiale. « Cela vient d’une interprétation fallacieuse de nos travaux. »
Ceci démontre à quel point les chiffres peuvent être manipulés. Ainsi, l’association des Contribuables associés a publié une étude selon laquelle le coût de l’immigration se situerait autour de 53,9 milliards d’euros. Mais cette étude, réalisée par Jean-Paul Gourévitch, essayiste et enseignant à l’Université Paris-XII, manque pour le moins d’assise puisque l’auteur, n’ayant eu accès aux chiffres officiels des dépenses, les a remplacés par des estimations. Il convient également de mentionner que Jean-Paul Gourévitch n’est pas économiste, et qu’il soutient la théorie du « grand remplacement ».
Concernant l’immigration, le manque de rigueur scientifique et la manipulation des chiffres à des fins politiques sont récurrents. La plus grande prudence est donc de mise, dans l’analyse de données souvent présentées de manière simpliste.
Le sujet continue de diviser
L’immigration n’est sans doute pas la cause du déficit français. La limiter ne rétablira certainement pas l’équilibre des comptes publics. Néanmoins, si l’impact budgétaire semble plus ou moins neutre, une augmentation de l’immigration non qualifiée pourrait avoir des conséquences économiques. C’est pourquoi le Gouvernement s’est attaché à promouvoir l’immigration de travail dans des domaines requis.
Les étrangers prennent part à la vie économique du pays et créent de la richesse, et il conviendrait aujourd’hui, selon toute logique, de renforcer leur intégration, via des politiques publiques ciblées. Cependant, le 13 octobre, Maud Bregeon, porte-parole du Gouvernement, a déclaré sur BFMTV qu’une nouvelle loi sur l’immigration serait soumise au vote de l’Assemblée au début de l’année 2025, sur proposition du Ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau. Et cette dernière, soutenue par le RN, ne facilitera pas l’intégration des étrangers. Bien au contraire. Elle prévoit d’allonger le délai de rétention « pour les individus les plus dangereux », et de reprendre les mesures les plus controversées de la précédente loi, qui avaient été censurées par le Conseil constitutionnel, tels que le durcissement de l’accès aux prestations sociales et au regroupement familial, ou l’instauration d’une « caution retour » pour les étudiants étrangers. « Personne n’y croit, on a besoin d’une partie d’immigration », a réagi sur France Inter l’ancien Premier ministre, Gabriel Attal. Plus que jamais, l’immigration divise la classe politique et les Français.
Les chiffres de l’immigration
En 2023, selon l’INSEE, près de 7,3 millions d’immigrés vivaient en France, soit 10,7 % de la population totale ; 34 % d’entre eux ont acquis la nationalité française. Par ailleurs, 1,7 million de personnes sont nées de nationalité française à l’étranger, ce qui représente au total 9 millions de personnes vivant en France, nées à l’étranger, soit 13,1 % de la population. Dans une étude publiée le 17 septembre 2024, l’Observatoire des migrations et de la démographie précise que la population immigrée en France est passée de 5,136 millions en 2006 à 6,932 millions en 2021, pour atteindre 7,282 millions en 2023. Le nombre d’immigrés résidant en France a donc augmenté de 35 % au cours des 17 dernières années.
Selon les données d’Eurostat concernant les raisons de l’immigration, le motif familial est prépondérant dans beaucoup de pays de l’Union européenne, comme la France, l’Allemagne, l’Espagne ou l’Italie. Le motif économique est le premier en République tchèque, en Hongrie et surtout en Pologne. Au Royaume-Uni, ce sont les motifs liés à l’éducation qui sont traditionnellement les plus fréquents.