L’Alliance des civilisations des Nations unies (Unaoc) ne cesse, depuis sa création, de prôner le dialogue. Alors que la recherche de la paix est plus que jamais nécessaire dans le monde, le Haut-Représentant des Nations unies Miguel Moratinos nous dévoile les programmes et actions de l’organisation qu’il préside.
Propos recueillis par Clément Airault
Qu’est-ce que l’Unaoc ? Comment est-elle née ?
Il faut se remettre dans le contexte de l’époque, au début du XXIe siècle, après les attentats des tours jumelles, à New York, qui ont secoué la communauté internationale. Ces attentats ont été suivis par des attaques terroristes à Bali, en Indonésie, puis à Madrid le 11 mars 2004.
Suite aux attentats aux États-Unis, les Américains avaient décidé de donner une réponse militaire, en changeant le régime des talibans en Afghanistan. En Espagne, en 2004, le Gouvernement qui a gagné les élections, celui du Président Zapatero, dont j’ai fait partie comme Ministre des Affaires étrangères, s’est posé la question de la manière dont on pourrait contribuer à affaiblir la menace terroriste d’origine djihadiste.
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Notre conclusion, au Président Zapatero et à moi-même, a été de chercher à trouver une réponse collective des pays arabes et musulmans et des pays occidentaux, tous ensemble, pour réussir à éliminer les causes fondamentales qui mènent des groupes, dans des populations données, à terroriser — y compris dans les pays arabes. L’idée était de combattre ce fléau avec une organisation et des instruments de politique allant à la racine du problème, des enjeux qui se posent vis-à-vis de cette menace terroriste. C’est pour cela que le Président Zapatero a demandé de créer, au ministère des Affaires étrangères, un département spécial consacré à la lutte antiterroriste. C’est au sein de cette entité que nous avons conceptualisé l’Alliance entre les pays arabes et les pays occidentaux. Cela fait 20 ans, en septembre 2024, que nous avons lancé ce concept d’alliance des civilisations. Il a été inséré dans les structures des Nations unies.
Concrètement, comment l’Unaoc met-elle en place ses programmes pour renforcer le dialogue ?
Nous avons cinq piliers qui sont en place. Le premier, et le plus important, est celui de la diplomatie préventive. Nous avons des programmes avec des jeunes, des programmes d’éducation, des programmes de médias. Lorsque je suis arrivé en tant que représentant, j’y ai inclus le rôle des femmes. Tous ces programmes interagissent entre eux. Les jeunes sont pour nous prioritaires. Nous avons différents programmes qui leur sont dédiés : le programme « Bâtisseurs de la paix », des programmes de bourses universitaires, pour que naissent des situations où les citoyens de différents coins du monde se découvrent et se comprennent. Nous appuyons des organisations locales qui travaillent à éradiquer la tendance à l’extrémisme ou la radicalisation de la jeunesse. Il y a aussi la perception négative des migrants qui doit être éliminée et traitée de manière à renforcer la cohésion sociale. Et bien entendu, le rôle et la capacité des femmes à apaiser, établir des ponts.
Le second pilier, qui constitue l’ADN de l’Alliance des civilisations, est la lutte contre le terrorisme. Nous travaillons avec le Bureau des Nations unies de lutte contre le terrorisme. Nous présidons plusieurs programmes et plans pour éliminer la radicalisation dans différents secteurs de la société, dans des pays où les risques terroristes sont importants. Avant l’été 2024, par exemple, j’ai participé à une conférence au Nigéria, lors de laquelle j’ai à nouveau demandé une révision de la stratégie des Nations unies sur la manière d’éradiquer le terrorisme au Sahel. Avec l’Alliance, nous avons tout un programme de femmes médiatrices au Sahel qui contribuent, au niveau local, à faire en sorte que leurs maris, leurs fils ne tombent pas dans le piège du djihadisme. Nous nous attaquons aux racines du problème, et je crois que cela a plus d’effet qu’une approche exclusivement sécuritaire qui malheureusement, à mon avis, n’a pas donné les résultats escomptés.
Le troisième pilier est celui de la médiation dans les conflits. Si l’on regarde les conflits, depuis les années 1990 il y a une dimension culturelle et cultuelle qu’on n’a jamais traitée. Je travaille actuellement sur le conflit entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, afin que les lieux de culte soient protégés. Dans les conflits, il y a des aspects religieux et des aspects culturels, qu’il faut traiter à la racine pour qu’ils ne soient pas utilisés comme une justification à des actions politiques, de pouvoir, de puissance. L’Alliance des civilisations peut avoir de l’influence dans cette approche.
Le quatrième pilier concerne le dialogue intraculturel, intrareligieux, pour lutter contre l’antisémitisme. Nous sommes en train de travailler également contre l’islamophobie et toute autre forme de discrimination ethnique, religieuse ou de genre.
Notre dernier pilier concerne la sauvegarde des lieux de culte partout dans le monde, non seulement pour qu’ils soient protégés, mais aussi pour préserver la capacité légitime des croyants à choisir leur religion, avec l’assurance qu’ils puissent la pratiquer. C’était jusqu’à maintenant le programme essentiel de l’Alliance.
Au regard de l’actualité, et de votre expérience en tant que diplomate, pensez-vous qu’il soit de plus en plus difficile de dialoguer, entre religions, entre cultures ? Est-ce que la situation s’est complexifiée ?
Si on regarde ce qui se passe en ce moment, on peut dresser un constat pessimiste — même si, en faisant une analyse objective, on se rend compte que des personnes sont conscientes des enjeux. Aujourd’hui, l’Alliance est plus indispensable que jamais. Si, avant, répondre à son objectif était nécessaire, désormais, c’est urgent. Nous vivons dans un monde multipolaire, avec des acteurs de cultures et de civilisations très différentes.
Aujourd’hui, l’Alliance des civilisations se place au cœur de grands enjeux multilatéraux du XXIe siècle. Concernant son futur, je suis persuadé que nous aurons de plus en plus de responsabilités. Il existe un consensus au sein de la communauté internationale, défendu par les sociétés occidentales, sur le fait qu’il faut sauver la planète, via les objectifs de développement durable. Mais ce que doit faire l’Alliance, c’est sauver l’humanité. C’est important d’avoir une planète verte et durable, respirable. C’est formidable de pouvoir se baigner dans la Seine. Mais si on est assassiné sur un quai pour le simple fait de porter une kippa, dans quel monde vivrons-nous ? La sauvegarde de l’humanité doit aller de pair avec celle de la planète.
Vous avez été ambassadeur d’Espagne en Israël, et représentant des Nations unies pour le processus de paix au Moyen-Orient. Comment, selon vous, relancer le dialogue entre Israël et la Palestine ? Cela est-il encore possible ?
Il faut un cessez-le-feu le plus rapidement possible. Mais le premier pas politique qui doit être assumé par tous, c’est la reconnaissance de l’État palestinien. Jusqu’à présent, la solution à deux États figurait au dernier chapitre d’un processus politique.
La donne qui a changé, c’est que les hommes politiques doivent comprendre qu’il faut entériner le principe des deux États, et ensuite négocier ce qui doit l’être, comme les frontières, la question de Jérusalem. Mais je pense que le temps est arrivé de faire les choses définitivement. Après la Shoah, il avait été dit qu’il fallait donner à un peuple sans terre une terre sans peuple. Mais la terre donnée avait des populations. Maintenant, il faut partager une terre entre les peuples. Le conflit est devenu existentiel pour les deux parties. Il faut leur dire la vérité. Je me considère comme ami d’Israël, mais je dois leur dire qu’il faut un État palestinien solide pour qu’Israël soit en sécurité. Sinon c’est sans fin.
Pensez-vous que l’Alliance dispose de ressources suffisantes pour mener à bien ses différentes missions ?
Non. Nos ressources ne sont pas suffisantes. Je dis souvent que si l’on faisait un audit de toutes les organisations des Nations unies, qui sont une cinquantaine en tout, et que l’on calcule le ratio entre ressources humaines et ressources financières, ainsi que l’impact de nos actions, je suis certain que l’Alliance des civilisations serait la gagnante. Nous sommes vingt personnes qui travaillons au sein de l’Unaoc, avec un budget maximum de 7 millions de dollars. Nous avons des projets très variés sur le terrain. Leur impact est énorme, avec un minimum de ressources financières et humaines. Évidemment, si on pouvait multiplier par dix ou vingt les projets, comme celui des réseaux de femmes médiatrices au Sahel, le résultat sur le terrain serait incroyable. Si nous pouvions faire se rencontrer des milliers de jeunes de différentes religions, dans le cadre de notre programme « Young Religious Leaders », ce serait formidable, car les jeunes prêtres, rabbins ou imams sont les plus enthousiastes, mais aussi les plus radicaux. Ils n’échangent pas. C’est vers eux que doit se concentrer notre action, par vers les grands représentants qui sont la plupart du temps sages. Avec plus de ressources financières, nous pourrions faire plus. C’est aussi simple que cela. Mais il faut convaincre les pays de donner.
La France, par exemple, a eu la gentillesse de nous accueillir aux archives du Quai d’Orsay, à La Courneuve, où nous avons un programme extraordinaire. Mais il n’y a pas de contribution financière de la France à l’Alliance des civilisations. Le budget de l’Unaoc repose sur une contribution volontaire des États membres, mais aussi du secteur privé qui a une très bonne participation. L’entreprise automobile allemande BMW par exemple ainsi que d’autres compagnies espagnoles sont très importantes pour notre budget.
Vous évoquez le projet de La Courneuve. En France, le dialogue interculturel et interreligieux est loin d’être apaisé. Quelles initiatives sont soutenues par l’Unaoc sur notre territoire ?
Le projet de La Courneuve est à mon avis l’un des meilleurs que l’on a mis sur pied. Il est entré en fonction depuis quatre ans maintenant. La Courneuve est une ville que j’avais suivie, et étudiée, pour son multiculturalisme. Il faut voir les conflictualités qui y existaient. Maintenant, c’est une ville-monde composée de plus de 120 nationalités, qui avance, comme dit son maire Gilles Poux.
Nous avons choisi trente jeunes des quartiers de la ville. C’est le troisième programme que nous avons développé. Les jeunes choisissent eux-mêmes des sujets à développer, tels que les relations avec la police, ou la discrimination des femmes. Ils créent leur propre média, font eux-même leurs interviews, créent un documentaire. À la fin du programme nous les avons invités à New York, et ils se sont adressés aux Nations unies, avec fierté. Ces jeunes qui n’avaient jamais pris l’avion ni même eu un passeport se sont exprimés avec aplomb, en anglais. Ils envoient le message qu’il existe une alternative à la sécurisation des villes. Il y a la possibilité de vivre ensemble, en s’écoutant les uns et les autres. Nous sommes très fiers de ce programme. Nous allons évidemment continuer. Pour moi, c’est un projet-phare qui sert de modèle pour d’autres villes.
Un plan d’action avait été défini pour la période 2019-2023. Quels sont les grands axes de la stratégie de l’Unaoc pour les années à venir ?
Nous sommes en train de rédiger le nouveau plan pour les prochaines années. Il sera présenté lors de la réunion du Groupe des amis de l’Alliance, en septembre, à New York. On va évidemment continuer à travailler sur nos programmes destinés à lutter contre l’extrémisme violent, et à mettre en place une stratégie antiterroriste. C’est une partie essentielle de notre action. Mais ce qui nous mobilise maintenant, c’est la manière dont on peut rechercher la paix en établissant le dialogue entre le Sud global et l’Occident. Il faut conclure un nouveau pacte au sein de la communauté internationale.
Le Président chinois Xi Jinping a proposé en 2023 d’établir une Global Civilization Initiative (initiative globale des civilisations), qui poursuit les mêmes objectifs que notre Alliance. S’il a fait cette proposition, cela prouve que notre stratégie a un sens. Les Occidentaux doivent réfléchir avec l’Alliance aux enjeux de demain. On va être confrontés dans le futur à des avancées technologiques majeures en matière d’intelligence artificielle. L’Homo sapiens a une conscience, un sentiment de spiritualité, un sentiment éthique. Tout cela se reflète dans chaque culture, civilisation ou appartenance à une communauté. L’Alliance a le devoir de garder le sens essentiel de l’humanité, si elle veut continuer à être le centre de l’évolution positive. Notre volonté est de donner des capacités, des instruments pour que tout le monde puisse vivre ensemble. Nous avons plusieurs cultures, mais une seule humanité. Il faut la préserver.
Biographie
Né en 1951 en Espagne, Miguel Ángel Moratinos Cuyaubé est Haut-Représentant des Nations unies pour l’Alliance des civilisations depuis janvier 2019. Il a consacré sa carrière professionnelle et politique aux relations internationales et à la coopération pour le développement, ayant notamment occupé la fonction de Ministre des Affaires étrangères et de la Coopération d’Espagne (2004-2010), présidé le Conseil de sécurité des Nations unies, et assuré les présidences en exercice de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), du Conseil de l’Europe et du Conseil de l’Union européenne.
Miguel Moratinos à contribué à la création de programmes novateurs au sein du système des Nations unies, dans les domaines du développement, de la santé et des femmes, et de faire doubler les fonds consacrés par son pays à l’aide publique au développement.