avagée par des inondations catastrophiques, la ville libyenne de Derna fait face à des défis nombreux et de taille. En priorité, la nécessité de se reconstruire et de se protéger d’ultérieures catastrophes naturelles, tout en apportant l’aide humanitaire indispensable à la population.
Par Giulia Orso et Feliana Citradewi
La ville libyenne de Derna, déjà fragilisée par l’instabilité politique, a été durement touchée par une catastrophe naturelle sans précédent. Selon l’analyse réalisée par World Weather Attribution, cette région est 50 fois plus susceptible qu’avant le début du changement climatique de subir de tels évènements, qui pourront être jusqu’à 50 % plus intenses.
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Les scientifiques s’accordent à dire que des phénomènes météorologiques extrêmes tels que le cyclone Daniel, qui se nourrissent de la chaleur et de l’humidité océanique, sont rendus plus probables et amplifiés par les émissions de gaz à effet de serre et le réchauffement de la planète. Ainsi, dans la nuit du 10 au 11 septembre 2023, ce cyclone venu des eaux méditerranéennes a frappé les côtes de la Libye, accompagné de pluies diluviennes, et provoquant l’effondrement de deux barrages dans les montagnes avoisinant Derna. D’après un rapport de l’ONU, présente sur place depuis 2011 via une mission d’appui diplomatique (la Manul), 30 millions de mètres cubes d’eau ont submergé la ville, tuant plus de 10 000 personnes. Des ministres du Gouvernement de l’Est de la Libye avancent toutefois un bilan sensiblement inférieur, qui dépasse tout de même les 3 800 morts. L’Organisation internationale pour les migrations a, quant à elle, estimé à près de 30 000 le nombre de personnes déplacées.
Les dégâts causés par cette tempête, qui ont été amplifiés par la déforestation et l’urbanisation, transforment le paysage, ce qui augmente encore le risque d’inondations pour la population. Par ailleurs, les conflits en Libye ont vraisemblablement entraîné un défaut de maintenance des barrages et des problèmes de communication.
Des aides humanitaires massives mobilisées
Face à cette situation qualifiée de catastrophique pour la région et ses habitants, des aides humanitaires internationales, à la fois humaines, matérielles et financières, ont été mobilisées. Le Bureau de la coordination des affaires humanitaires (BCAH) de l’ONU a immédiatement débloqué 10 millions de dollars d’un fonds d’urgence en faveur des victimes et a lancé un premier appel de fonds de plus de 71 millions de dollars pour venir en aide aux populations. En parallèle, en raison de la destruction de nombreuses routes, la municipalité de Derna aexhorté les autorités localesà mettre en place un couloir maritime pour l’aide d’urgence et les évacuations, bien que le port de la ville se soit vidé de ses ouvriers.
De son côté, le Programme alimentaire mondial a annoncé avoir commencé à fournir une aide alimentaire à plus de 5 000 familles déplacées par les inondations, tandis que de nombreuses personnes se sont vues contraintes de quitter la ville, faute d’abri. Une autre inquiétude des habitants survivants, outre de trouver de la nourriture et un lieu sûr, porte sur les conditions sanitaires, en raison des boues toxiques qui ont infiltré l’eau potable. Les États-Unis, l’Union européenne et divers pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord ont déclaré vouloir mobiliser de l’aide. En Turquie, des équipes de secours ont été déployées afin de retrouver d’éventuels survivants.
Derna, centre intellectuel libyen
Située au nord-est de la Libye, Derna est une cité côtière de la Méditerranée où vivaient, jusqu’à l’arrivée du cyclone Daniel, près de 100 000 habitants. Du fait de sa position stratégique, la ville a connu, depuis sa fondation durant l’Antiquité grecque, plusieurs périodes de prospérité, se trouvant sur la route des caravanes entre le Maghreb et le Proche-Orient. Elle était également l’un des centres de rayonnement intellectuel libyen grâce à la création d’écoles publiques, pendant l’époque ottomane d’abord, puis pendant l’occupation italienne. Son port, connu pour ses échanges commerciaux à travers la Méditerranée, fut également l’un des foyers de la résistance à l’invasion italienne de 1911.
Cependant, depuis la guerre civile de 2011 qui a vu la Libye se diviser durablement, Derna est considérée par le pouvoir central (le « gouvernement de Tripoli ») comme une ville contestataire. Ses responsables politiques, élus mais non reconnus comme tels par la communauté internationale qui n’accorde de légitimité qu’au gouvernement de Tripoli, disposent d’une branche armée commandée par le général Haftar. Ce conflit entre groupes politiques a eu pour conséquence d’entraîner Derna et ses habitants dans des luttes sanguinaires contre le pouvoir central, à plusieurs reprises, et notamment en 2014 lors de la tentative de coup d’État menée par le général Haftar.
Cet évènement climatique, qui survient à la suite d’une série d’autres désastres humanitaires, s’inscrit dans une spirale de violence récurrente. Première ville à s’être érigée contre le pouvoir central libyen en 2011, Derna a souffert, avant cette dévastation naturelle, de bombardements, et de plusieurs années de siège qui ont conduit à l’affaiblissement des infrastructures. Selon Petteri Taalas, Secrétaire général de l’Organisation météorologique mondiale (OMM), de nombreuses victimes de la tempête auraient pu être épargnées.
Des années de conflit ont « en grande partie détruit le réseau d’observation météorologique », tout comme les systèmes informatiques, a-t-il déclaré à Genève. Cela a pour conséquence de rendre extrêmement difficile la tâche d’élaboration d’un plan de prévention qui permettrait de limiter les pertes humaines et les destructions en cas de catastrophes naturelles. Les principaux obstacles étant le manque d’information fiable et la difficulté à faire fonctionner de manière optimale les outils de mesure. La situation sécuritaire a également perturbé la production et les exportations pétrolières, qui représentent plus de 70 % du PIB et 90 % des revenus gouvernementaux, exacerbant ainsi la vulnérabilité économique de la Libye.
Une chose est certaine, le bilan financier et humain de ce désastre occupera les autorités et acteurs sur le terrain pendant une longue période. Il faudra, en particulier, établir un programme de reconstruction des routes, des ponts et des habitations qui se sont effondrés. Actuellement, seuls deux points d’accès à la ville demeurent ouverts, contre sept à l’origine. C’est donc un effort considérable qu’il faudra mener, d’autant qu’il est fait état dans le désert libyen au sud de Derna de la présence d’une quantité anormale d’eau, dont il faudra nécessairement se prémunir.
Report de la conférence pour la reconstruction de Derna
C’est dans ce contexte que nombre d’acteurs internationaux, tant étatiques que des sociétés privées, ont accepté, une fois les couloirs humanitaires ouverts, de participer à une conférence internationale organisée à l’initiative des autorités de l’Est libyen. Celle-ci devait initialement se tenir le 10 octobre 2023, mais elle a été reportée pour des raisons logistiques et afin de permettre aux sociétés et bureaux d’études de préparer leurs projets de reconstruction. Supervisée par un comité préparatoire, cette initiative est inédite. Elle semble nécessaire pour coordonner les opérations dans un pays particulièrement touché par les fragmentations et le manque d’unité.
Les États-Unis, qui soutiennent le gouvernement central de Tripoli, ont toutefois mis en garde sur cette proposition, estimant qu’une telle rencontre serait plus efficace si elle était menée conjointement entre les deux « gouvernements » du pays et de manière inclusive. L’ambassadeur des États-Unis en Libye, Richard Norland, a déclaré qu’« une telle coordination est essentielle pour garantir que les victimes des inondations reçoivent le soutien dont elles ont besoin », ajoutant que son pays continuera de travailler avec les autorités sur tout le territoire ainsi qu’avec les Nations unies pour soutenir un programme de reconstruction « dans lequel les Libyens auront confiance ».
Une entente politique risque de ne pas advenir de sitôt. Fort heureusement, la durée des processus politiques, nécessairement longue compte tenu des différents intérêts en jeu, ne paraît pas entraver l’acheminement des aides et les interventions d’urgence sur le terrain, qui perdurent à ce jour.
La tragédie de Derna est un rappel implacable des conséquences dévastatrices du changement climatique et de l’instabilité politique. Il est de notre responsabilité collective de soutenir la ville et ses habitants dans leur chemin vers la reconstruction, et de travailler ensemble pour construire un avenir plus résilient et durable.