Alors que le temps d’utilisation des smartphones atteint des niveaux significatifs en France, la société se trouve à un carrefour décisif. D’un côté, la dépendance croissante aux écrans et aux réseaux sociaux suscite des préoccupations majeures en matière de santé mentale et de bien-être. De l’autre, des propositions comme celle de Najat Vallaud-Belkacem, visant à rationner l’utilisation d’internet, soulèvent des débats intenses sur la liberté d’expression et les impacts économiques.
Par Feliana Citradewi
Aujourd’hui, nous vivons dans ce que l’on appelle « l’ère de l’attention ». Notre capacité à nous concentrer est mise à rude épreuve par la multitude de stimuli numériques auxquels nous sommes exposés quotidiennement. Un ensemble d’études conduites en 2021 par Microsoft montre que notre temps d’attention moyen est de plus en plus court. Par exemple, l’une d’entre elles a révélé que cette attention des humains est passée de 12 secondes en 2000 à seulement 8 secondes, soit moins que celle d’un poisson rouge, estimée à 9 secondes. Cette diminution est en grande partie attribuée à l’utilisation intensive de smartphones, et en particulier des réseaux sociaux et des contenus succincts qui envahissent nos écrans. Les plateformes comme TikTok et Instagram, avec leurs vidéos courtes et attrayantes, ont entraîné une fragmentation de notre attention. Elles captent rapidement notre intérêt mais ne permettent pas une concentration prolongée, entraînant ce que les chercheurs appellent une « attention partielle continue ».
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Dans l’Hexagone, les effets des réseaux sociaux sur l’attention ne font pas exception. Bien que les Français ne soient pas si mal placés dans le classement européen des pays les plus consommateurs de données, l’impact est notable. En moyenne, un utilisateur français passe 2h34 par jour sur son smartphone, un chiffre en hausse constante — mais encore loin du « champion mondial », où cette durée est plus que doublée avec 5h20. Cela reflète une tendance globale de la consommation de médias numériques, qui perturbe notre capacité à rester concentrés sur une tâche unique.
L’usage des smartphones, en France comme ailleurs, ne cesse de croître, avec des statistiques récentes montrant que 94 % des Français de plus de 12 ans possèdent un mobile, dont 84 % sont des smartphones. Cette démocratisation s’étend à toutes les tranches d’âge, y compris les séniors dont près de 60 % naviguent désormais sur internet depuis leur mobile. Le smartphone est devenu un outil incontournable de la vie quotidienne, servant non seulement à téléphoner mais aussi à accéder aux réseaux sociaux, écouter de la musique, regarder des vidéos, et bien plus encore. En 2024, 72 % des Français utilisent quotidiennement des plateformes sociales ou de partage de vidéos, consommant énormément de datas, et 56 % souscrivent à au moins un service de vidéo à la demande. Les moments passés devant les écrans, cumulés, représentent près de 1/5e du temps des Français, pour une consommation moyenne de 3,9 gigaoctets (Go) par semaine.
Proposition choc de l’ancienne Ministre de l’Éducation nationale
Cette omniprésence des écrans suscite des préoccupations. Najat Vallaud-Belkacem, qui a déjà été la cible de campagnes de désinformation en ligne, a déclenché une controverse après avoir appelé à limiter l’utilisation de données, afin de rendre internet moins néfaste. Dans une tribune récente au Figaro, elle a proposé une nouvelle approche pour lutter contre la haine en ligne et l’essor des deepfakes, réduire notre dépendance aux écrans et réfléchir à un usage plus modéré et conscient du numérique, en rationnant internet à environ 3 Go par semaine, soit 0,9 Go en moins par rapport à ce qui se pratique dans l’Hexagone. Elle avance qu’une telle restriction encouragerait plus d’amabilité et de civisme dans les comportements en ligne. « La rareté dicte une certaine sagesse. Si nous savons que nous n’avons que 3 Go à utiliser en une semaine, nous ne les dépenserons probablement pas en commentaires haineux ou en créations de fausses informations », écrit-elle, soulignant qu’internet est « moins souvent une solution qu’un facteur aggravant » sur des sujets tels que l’inégalité et la discrimination.
À première vue, une limite de 3 Go par semaine pourrait effectivement inciter les utilisateurs à faire preuve de modération. Cela équivaut à un appel vidéo de 3 heures, environ 10 heures de navigation sur le web, ou un film en haute définition de 2 heures. Dans les faits, la plupart des gens respectent déjà la limite recommandée par Najat Vallaud-Belkacem. Cependant, les Français consomment en moyenne environ 17 Go de données mobiles par mois (ce qui représente une consommation de 4 Go de plus que la limite proposée), quand leurs voisins britanniques n’atteignent que 8 Go selon l’autorité de régulation britannique Ofcom. Cette différence souligne des habitudes numériques plus intensives en France, qui posent la question de l’acceptabilité d’une telle restriction. Najat Vallaud-Belkacem a reçu un certain soutien en ligne pour ses propos, principalement de la part de personnes préoccupées par l’impact des téléphones sur la santé mentale. En 2017, lors d’un discours rapporté par Le Monde, elle a dénoncé la propagation de la désinformation en ligne concernant sa vie privée, notamment des rumeurs non fondées sur une troisième grossesse et un divorce.
Propositions controversées de restrictions
Les recommandations de Najat Vallaud-Belkacem ne font cependant pas l’unanimité, loin de là ; Marina Ferrari, Secrétaire d’État au numérique, a dit que cette proposition était « probablement la pire façon d’aborder le débat sur notre relation avec les écrans. Traiter les risques mérite bien mieux qu’une approche manichéenne et déconnectée de l’espace numérique, où il y a autant d’usages que d’utilisateurs. » Pourtant, cette restriction s’inscrit dans le même esprit qu’un rapport d’experts commandé par Emmanuel Macron en juin dernier, stipulant que les enfants ne devraient pas être autorisés à utiliser des smartphones avant l’âge de 13 ans et devraient être interdits d’accès aux réseaux sociaux conventionnels tels que TikTok, Instagram et Snapchat avant l’âge de 18 ans. Le Président français avait en effet demandé à un panel de scientifiques et experts de proposer des lignes directrices sur l’utilisation des écrans par les enfants, en vue de limiter leur exposition. Sans faire dans la demi-mesure, le rapport indiquait qu’ils devaient être protégés de la « stratégie de capture de [leur attention] utilisant toutes les formes de biais cognitifs pour [les enfermer] devant leurs écrans, les contrôler, les réengager et les monétiser », dénonçant un secteur technologique axé sur le profit. La mise en application par le Gouvernement de ces préconisations n’était cependant pas claire.
Cette approche met également en lumière la nécessité de reconsidérer notre rapport aux technologies et de chercher des moyens de limiter leur impact sur notre santé et notre environnement. Les initiatives et efforts pour réduire l’empreinte environnementale numérique prennent de l’ampleur et font écho au souhait des Français. Environ 80 % des gens disent accomplir au moins une action pour réduire leur impact environnemental lié à l’utilisation des technologies, notamment en augmentant la durée de vie de leurs appareils ou en limitant leur consommation de données. Pourtant, l’achat de matériel reconditionné reste limité, avec seulement 21 % des sondés possédant un smartphone d’occasion.
Malgré les bonnes intentions à l’origine de cette proposition, beaucoup s’interrogent sur l’impact négatif d’un principe de restriction, notamment sur la liberté d’expression et l’accès à l’information. Le journaliste Yves Bourdillon a ainsi exprimé des réserves : « [Cette proposition] appartient à une catégorie de personnes qui considèrent que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue si nous passons une seule semaine sans formater/rationner/interdire/taxer la vie des gens, a-t-dit. Je suis en faveur d’un projet de loi ratifiant sévèrement les propositions liberticides des élus ou anciens élus. »
Une menace cachée contre la liberté
Une restriction de l’usage des smartphones risquerait d’être pénalisante et créatrice d’inégalités. Leur utilisation varie considérablement d’une personne à l’autre. Par exemple, les créateurs de contenus informatifs, éducatifs et politiques dépendent fortement de l’accès à une grande quantité de données pour produire et partager leurs travaux. Cette mesure pourrait donc entraver leur capacité à exercer leur activité professionnelle et à toucher leur audience. De plus, de nombreux jeunes consomment des informations de manière moins traditionnelle que leurs aînés, en passant par les réseaux sociaux plutôt que par les médias conventionnels. Limiter l’accès à internet pourrait les priver de sources d’information essentielles. Des restrictions uniformes ne tiendraient pas compte des divers usages et besoins individuels, et seraient donc inéquitables. En fin de compte, une telle régulation pourrait accroître les inégalités, en pénalisant ceux qui dépendent le plus d’internet pour leur travail, leur éducation et leur participation sociale.
C’est pourquoi restreindre l’accès à internet et aux réseaux sociaux est souvent perçu comme une atteinte à la liberté d’expression et au droit à l’information, qui sont fondamentaux dans les sociétés démocratiques modernes. La capacité de s’exprimer librement et sans limite en ligne permet aux citoyens de partager leurs idées, de débattre des enjeux publics et de participer activement à la vie démocratique. Des régulations trop strictes pourraient restreindre cette liberté, créant un précédent dangereux de censure et de surveillance gouvernementale, ce que la France reproche souvent à la Chine qui par exemple a limité en 2021 le droit des mineurs à jouer en ligne à uniquement 3 heures par semaine. Les lois visant à modérer l’accès aux réseaux sociaux doivent être soigneusement encadrées pour ne pas risquer de violer les droits de l’homme.
Désavantages économiques et éducatifs de ces potentielles mesures
Internet et les réseaux sociaux sont devenus des outils indispensables pour l’éducation, le travail et l’accès à l’information. Limiter leur accès nuirait à ceux qui dépendent de ces technologies pour leur formation académique ou leur emploi. Les jeunes, en particulier, utilisent internet et l’IA pour accéder à des ressources éducatives et développer des compétences numériques essentielles pour leur avenir professionnel. De plus, les entreprises et les professionnels dont l’activité et les productions, notamment intellectuelles, reposent en majorité sur internet, pourraient également souffrir de telles limitations, entraînant des pertes économiques significatives.
Inconvénients et inefficacité de ce type de restriction
Les tentatives de régulation d’internet et des réseaux sociaux peuvent manquer leur cible en raison de la complexité de l’application de telles mesures et des contournements technologiques possibles. Des lois visant à protéger les jeunes en ligne, comme celles récemment contestées aux États-Unis, se révèlent souvent trop vagues et difficilement applicables, conduisant même parfois à des résultats contre-productifs.
Par exemple, des mesures imposant des restrictions d’âge ou des consentements parentaux pour l’utilisation des réseaux sociaux ont été critiquées pour leur manque de clarté et leur potentiel à être arbitrairement appliquées. Ces régulations peuvent générer de la confusion chez les utilisateurs et dans les entreprises, et leur efficacité peut être drastiquement réduite. Par exemple, des technologies de contournement, telles que les Réseaux privés virtuels (VPN), offrent des moyens de passer outre les restrictions imposées.
De plus, restreindre l’utilisation d’internet dans une ère dominée par l’IA et les avancées technologiques serait susceptible d’affaiblir la compétitivité de la France sur la scène mondiale. En effet, l’accès libre et continu à internet est crucial pour le développement de nouvelles technologies et l’innovation. Les entreprises hexagonales, notamment les startups et celles qui sont dans les secteurs technologiques, dépendent d’internet pour la recherche, la collaboration et la mise en œuvre rapide de nouveaux concepts. Une limitation stricte ralentirait ces processus, conférant aux pays qui l’imposeraient un handicap vis-à-vis des États qui encouragent l’utilisation ouverte et intensive des technologies numériques.
L’éducation et la formation en compétences numériques sont essentielles pour préparer la main-d’œuvre de demain. Les restrictions sur l’utilisation d’internet pourraient empêcher les étudiants et les professionnels de se former aux outils et technologies de pointe, nécessaires pour rester compétitifs. Dans un monde où les technologies de l’information et de la communication évoluent rapidement, l’accès à une éducation numérique de haute qualité est indispensable pour maintenir et améliorer la position de la France dans l’économie mondiale. Limiter l’accès de quelque manière que ce soit aux ressources numériques engendrerait inévitablement un fossé technologique avec les nations plus libérales en matière de régulation internet.
La proposition de rationner internet est cependant un point de départ pour une réflexion plus large sur notre usage des technologies. Alors que les smartphones sont devenus des compagnons indispensables de notre quotidien, il est crucial de trouver un équilibre entre leur utilisation et les implications sur notre santé à la fois physique et mentale, mais aussi sur la santé de notre planète. De plus, la proposition de restreindre l’accès à internet et aux réseaux sociaux soulève des questions complexes sur la liberté d’expression, l’impact économique et éducatif, pour une efficacité qui reste à prouver. Bien que l’objectif de protéger les utilisateurs, en particulier les jeunes, soit louable, il est crucial de trouver un équilibre entre la protection des droits fondamentaux et la mise en place de régulations efficaces sans mettre en péril la compétitivité française. Une telle mesure ne risquerait-elle pas de conduire la France vers une tendance technosceptique, alors qu’elle affiche par ailleurs sa volonté de devenir une startup nation et de se placer comme l’un des pays champions de l’IA ?