Face à des crises géopolitiques multidimensionnelles, le G77 navigue en eaux troubles, dépassant ses enjeux initiaux et faisant face à la complexité politique mondiale, avec la Chine en première ligne.
Par Feliana Citradewi
Le Groupe des 77 (G77) a été créé le 15 juin 1964 par les signataires de la « Déclaration commune des 77 pays en développement » lors de la première session de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced) à Genève. L’idée était de mettre en place une structure institutionnelle permanente permettant d’échanger sur les questions de croissance et développement. La réunion ministérielle du 10 octobre 1967 à Alger a entraîné la création de plusieurs bureaux de liaison, à Genève (Cnuced), Nairobi (PNUE), Paris (Unesco), Rome (FAO/FIDA), Vienne (Onudi), et dans le Groupe des 24 (G24) à Washington, DC (FMI et Banque mondiale).
Ce contenu est réservé aux abonnés
Soixante ans après sa création, le G77 se positionne aujourd’hui comme le bloc incontournable promouvant les aspirations des pays en développement et la construction d’un nouvel ordre économique mondial. Si son nom se réfère aux 77 nations fondatrices, le G77 compte désormais 134 membres, consolidant une dynamique Sud-Sud essentielle dans les coulisses des Nations unies. Cela en fait le groupement de pays le plus important au sein de l’ONU, mais également au sein de plusieurs instances et sommets mondiaux, offrant aux nations du Sud les moyens d’exprimer et promouvoir collectivement leurs intérêts économiques, d’améliorer leur capacité de négociation, et de favoriser la coopération Sud-Sud pour le développement.
Le Groupe des 77 inscrit la Chine comme membre particulier, sous le nom G77+Chine. Bien que le Gouvernement chinois apporte un soutien politique constant et contribue financièrement au Groupe depuis 1994, il ne s’en considère pas comme membre à part entière. Le G77+Chine représente 80 % de la population mondiale, contre 60 % pour le G20.
Sommet du G77+ à La Havane
Plaidoyer pour un nouvel ordre économique mondial
La dernière assemblée du G77 s’est tenue à La Havane (Cuba) le 15 septembre 2023 et a vu la participation d’une trentaine de dirigeants des cinq continents, parmi lesquels Alberto Fernandez, Gustavo Petro, João Lourenço, Filipe Nyusi, Paul Kagame, Cheikh Tamim bin Hamad Al Thani et Mahmoud Abbas. Leur constat est unanime : les pays en développement subissent de plein fouet et de manière amplifiée les effets collatéraux des crises et du changement climatique. Pour la COP27, le bloc des 77 a proposé la création d’un (nouveau) fonds de « pertes et dommages » estimé à 100 milliards de dollars par an pour lutter contre les effets du changement climatique et renforcer la résilience des pays les plus exposés.
Dans leur déclaration commune, les pays du G77 plaident pour un accès équitable aux nouvelles technologies, y compris l’intelligence artificielle, et s’opposent aux monopoles et aux pratiques déloyales qui entravent le progrès des nations en voie de développement. Les disparités technologiques et commerciales aggravent les inégalités. De surcroît, l’exclusion et la pauvreté se sont accrues à la suite de deux années de pandémie, exacerbées par divers conflits sur fond d’urgence climatique, touchant principalement les pays du Sud. Cette conjoncture multidimensionnelle creuse davantage les écarts économiques mondiaux. Dans un contexte de changements sans précédent, le Sommet de La Havane insiste sur la nécessité d’une solidarité Sud-Sud pour peser sur l’établissement de rapports plus équitables entre Nord et Sud. La communauté internationale est incitée à promouvoir un environnement ouvert, juste, inclusif et non discriminatoire pour le développement scientifique et technologique.
« Le monde échoue envers les nations en développement », Antonio Guterres, Secrétaire général de l’ONU, Sommet de la Havane, septembre 2013.
Dans le même élan, un représentant spécial du Président Xi Jinping, Li Xi, membre du Comité permanent du Bureau politique du Comité central du PCC et secrétaire de la Commission centrale de contrôle de la discipline du PCC, appelle à « changer les règles du jeu » économique mondial, exprimant la volonté de la Chine de collaborer avec les membres du G77, inaugurant ainsi une nouvelle ère de développement commun.
Les enjeux du G77 dépassent les revendications économiques et technologiques. Il y a une volonté d’affirmation identitaire et d’influence dans les débats des « nouvelles » puissances telles que la Chine, le Brésil ou l’Inde. Cette volonté souligne la précarité de l’équilibre des relations Nord-Sud et l’aspiration, longtemps reléguée au second plan, des nations en développement à un espace d’expression et d’action plus équilibré sur une scène mondiale.
Le rôle central de la Chine au G77, pourtant membre à part
Tandis que les États-Unis mènent le G7, la Chine se pose en leader du G77. La vision de Pékin d’un monde multipolaire repose sur l’établissement de relations économiques avec les pays en développement. Cette logique est également à la base du leadership chinois grandissant depuis la création du groupe des Brics. L’ambition sous-jacente est qu’à terme, une vaste alliance de pays en développement puisse réduire la dépendance de la Chine vis-à-vis du G7 en matière de commerce, voire remplacer le G7. Pékin a ainsi tous les avantages liés à l’appartenance au G77, et le fait d’occuper une position distincte et au-dessus des autres membres lui apporte de surcroît un atout diplomatique supplémentaire indéniable.
Dans un monde de plus en plus multipolaire qu’elle appelle de ses vœux, marqué par le déclin de l’Europe et le retrait des États-Unis de la scène internationale, la Chine s’affirme comme une puissance globale majeure. Cette volonté se manifeste de manière notable, avec l’initiative de la nouvelle « route de la soie », également appelée « la ceinture et la route », lancée en 2013, visant à renforcer le rôle de Pékin sur la scène mondiale en construisant des infrastructures majeures dans diverses régions, notamment en Afrique, en Asie, en Amérique latine et au Moyen-Orient. Cette initiative consiste en un réseau de liaisons maritimes et voies ferroviaires englobant 68 pays, représentant 4,4 milliards d’habitants et 40 % du PIB mondial ; elle a permis de mettre en commun plusieurs ressources et de mutualiser les volontés politiques des pays du Sud pour construire des réseaux, faciliter le commerce et l’investissement, partager le savoir-faire et engager des échanges culturels.
L’immersion croissante de la Chine dans la sphère internationale se traduit de manière éloquente au travers de son engagement au sein des Nations unies, spécifiquement en ralliant le soutien du G77. Ce dernier lui ouvre un espace précieux dans la défense des intérêts des pays en développement, lui conférant en quelque sorte un rôle de porte-parole. Cette alliance n’est pas anodine pour Pékin ; elle s’aligne sur une stratégie plus globale, s’appuyant sur la coopération des membres de manière à mieux se faire entendre sur la scène mondiale. Face aux autres groupes d’influence tels que le G20, le G77, représentant les « petits », peut difficilement se passer du soutien de la Chine, deuxième économie mondiale et pourtant toujours considérée comme étant « en développement ». Cependant, cela pourrait constituer une liaison dangereuse et une arme à double tranchant : en acceptant son appui financier et son influence, le G77 certes bénéficie d’une voix écoutée, mais il risque de se trouver contraint de se rapprocher de la ligne politique chinoise. Pékin se profile comme un leader du G77, aux côtés d’autres grands pays comme le Brésil.
Pour l’instant, les intérêts de la Chine et du G77 sont majoritairement convergents. L’ancrage de l’empire du Milieu au sein de cette dynamique collective s’inscrit dans une vision à long terme, visant à redéfinir certaines règles du jeu au niveau international. Ce partenariat sino-G77 est réciproquement bénéfique : soutien élargi pour les positions de Pékin au sein de l’ONU, voix et préoccupations portées avec plus de poids pour les autres acteurs sur la scène mondiale. La Chine a bien compris l’utilité du G77 comme vecteur pour peser sur les décisions internationales, mettant fin à sa politique traditionnellement silencieuse.
L’orientation du G77 : un écho croissant au ressentiment anti-occidental
Le G77+Chine se positionne comme un acteur clé capable de relever des défis du XXIe siècle, nécessitant, selon ce groupe, une approche multilatérale pour faire face aux crises climatiques, alimentaires, énergétiques, ainsi qu’aux fractures politiques et géopolitiques. Choisir Cuba comme lieu de rencontre du G77 n’est pas anodin, car cela met l’accent sur une posture politique déterminée et hostile à l’Occident, exprimant une volonté d’autonomie face aux grandes puissances, notamment les États-Unis. Ce positionnement est d’autant plus marqué avec la condamnation exprimée par le Président Lula da Silva, qui qualifie d’illégal l’embargo imposé par les États-Unis sur Cuba, et dénonce l’inscription de l’île sur la liste des États soutenant le terrorisme.
De manière concrète, la position du G77 lors de l’attaque russe en Ukraine en 2022 a été remarquée. De nombreux pays, notamment des grandes nations dites du Sud telles que la Chine, l’Inde et l’Afrique du Sud, ont refusé de suivre l’Occident dans ses sanctions envers Moscou, exprimant leur mécontentement face à ce qu’ils estiment être un « deux poids, deux mesures » et aux impacts mondiaux de ces sanctions. Le « Sud global » esquisse un nouveau mouvement de non-alignement, rejetant la tentative occidentale de réinstaurer un « rideau de fer » entre l’Est et l’Ouest. De plus, la Chine et d’autres grandes nations du Sud ont renforcé le poids du Sud global.
Le Sommet des Brics à Johannesburg en août 2023, où a été envisagée la création d’une monnaie commune autre que le dollar américain pour le commerce entre ses membres, signale une intention claire de remettre en question la domination occidentale, et notamment états-unienne, en matière de finances et de commerce internationaux. De manière similaire, le Sommet du G77 à Cuba semble suivre la dynamique politique impulsée par la déclaration finale du 15e Sommet des Brics. À La Havane, le Brésil et la Chine ont marqué leur opposition aux sanctions unilatérales imposées par l’« Occident », soulignant leur impact négatif sur les droits de l’homme, notamment le droit au développement et à l’alimentation.
Mais l’expansion des Brics et du G20, qui s’ouvrent à de nouveaux États, peut affaiblir l’influence et la pertinence du G77. Par exemple, l’Union africaine a été récemment admise au sein du G20, ce qui pourrait rediriger certaines discussions relatives au développement vers ce forum dont l’influence reste prépondérante. Ce scénario pourrait léser les pays qui pèsent le moins, les plus pauvres, et qui ont pourtant le plus besoin de se faire entendre et de défendre leurs intérêts au niveau international. De plus, l’expansion des Brics peut aussi refléter des ambitions géopolitiques plus larges, entrant en concurrence avec les objectifs du G77. Cela obligerait ce dernier à dénaturer ses principes de neutralité et de non alignement pour des considérations plus politiques, aux dépens du commerce et des technologies.
Les enjeux politiques du G77 risquent de générer des dissensions entre ses membres
L’objectif originel du G77 est de favoriser le développement et la lutte contre la pauvreté, en utilisant le commerce et la technologie comme leviers principaux. Il repose sur la synergie et la solidarité des pays du Sud, qui se heurtent aujourd’hui à de nombreux défis, liés notamment aux enjeux politiques et sécuritaires que traverse le monde.
Le conflit en cours entre Israël et le Hamas, débuté le 7 octobre 2023, présente un défi politique complexe pour le G77. La Palestine, de laquelle le Hamas se revendique, est l’un de ses membres, et était la présidente en 2019 du G77+Chine. Ce fut une première historique, saluée par Antonio Guterres, tant pour la Palestine que pour le G77. Cette situation imposera au Groupe un équilibre délicat entre le soutien à la Palestine et le maintien de relations diplomatiques neutres, en accord avec le principe de non-alignement. Les récentes attaques menées par le Hamas contre Israël, allié traditionnel du bloc occidental, créent une nouvelle fracture diplomatique au sein du G77, divisant ses membres supposés représenter une coalition à l’ONU. Il y a d’une part les pays alliés d’Israël, et d’autre part les pays de culture arabo-musulmane. Cette situation a créé des tensions, affectant même plusieurs pays d’Amérique latine, pourtant plus unis culturellement.
La Chine et le Brésil, en tant qu’acteurs prééminents du G77, se positionnent timidement dans ce contexte pour jouer un rôle apaisant et visant à catalyser le dialogue. Ainsi, bien que l’essence du G77 réside principalement dans les domaines du commerce et de la technologie, les conjonctures géopolitiques pourraient le forcer à prendre des positions qui diviseraient ses membres et nuiraient à ses objectifs premiers. Cette inévitable extension du champ d’action politique du G77 ne sera pas sans conséquences, car elle touche indirectement le commerce mondial, qui demeure le cœur des préoccupations du G77+Chine.
Pour préserver et mettre en avant les objectifs de développement du G77, une mobilisation collective au sein des différentes sphères de gouvernance internationale est impérative. Le grand défi demeure de trouver un juste équilibre entre, d’un côté, la gestion des problèmes sécuritaires, et de l’autre, la promotion du développement, tout en respectant les valeurs d’origine de solidarité et de neutralité. Hélas, l’actualité internationale cristallise les défis politiques complexes auxquels le G77 est confronté. Face à l’évolution géopolitique, le G77 pourrait conserver son rôle significatif en nouant des alliances stratégiques avec d’autres groupements. En procédant ainsi, il trouverait des relais pour porter la parole de ses membres, sans subir de pression pour suivre les orientations politiques de grands pays comme les États-Unis, la Russie, la Chine ou autres.
Dans un monde confronté à de multiples fractures et crises, prôner l’unité et la coopération pourrait conférer au G77 (représentant une majorité des nations) un rôle ambivalent. D’une part, acteur d’apaisement global, contribuant à une gestion pacifique des crises mondiales et à l’avènement d’un ordre mondial plus équilibré et inclusif. D’autre part, le G77 pourrait involontairement contribuer à aggraver certaines tensions internationales. Son hostilité latente envers le monde occidental pourrait entraîner une escalade vers un conflit global, que certains experts disent imminent, pouvant mener à une troisième guerre mondiale. Ce serait la double peine pour le G77 : se détourner de son principe initial de non-alignement, ciment de son unité, et voir la plupart de ses pays membres être les plus durement touchés par ces conflits, ou par leurs dommages collatéraux.
Les enjeux économico-commerciaux et les exigences géopolitiques globales soulignent aujourd’hui plus que jamais l’impératif pour le G77 de naviguer avec prudence et stratégie. Dans ce contexte, l’interdépendance et les alliances peuvent façonner ou redéfinir les contours des pouvoirs émergents, dessinant ainsi une nouvelle carte de l’ordre mondial en plein bouleversement.