En tant que directrice de la Fondation Wahid et fille du 4ᵉ Président de l’Indonésie Abdurrahman Wahid (Gus Dur), Yenny Zannuba Ariffah Chafsoh Rahman Wahid porte avec rigueur l’héritage familial. Journaliste primée par le prestigieux Walkley Award pour son reportage au Timor oriental, elle a ensuite étudié à la Harvard Kennedy School comme « Mason Fellow » avant de rejoindre la présidence de son père en tant qu’assistante en communication politique. Nommée « Young Global Leader » par le World Economic Forum en 2009, elle incarne une génération de dirigeants indonésiens ouverts sur le monde mais enracinés dans la Pancasila. Défendant le multiculturalisme et l’égalité des genres, elle œuvre à transformer les divisions religieuses en une force nationale, faisant de sa voix un repère essentiel dans un monde de plus en plus polarisé.
Par Feliana Citradewi
À l’intérieur du tranquille foyer de son enfance, devenu le siège de la Fondation Wahid à Jakarta, Yenny Wahid parle avec l’assurance et la connaissance de quelqu’un qui a été témoin de l’histoire de l’intérieur. Fille de Gus Dur et petite-fille de K.H. Wahid Hasyim, elle tient de sa famille l’ADN du pluralisme constitutionnel indonésien. « Les gens connaissent l’Indonésie comme le pays ayant la plus forte population musulmane, commence-t-elle, avec de la fierté et de la détermination dans la voix. Mais ce dont ils ne se rendent souvent pas compte, c’est que l’Indonésie n’est pas un État islamique. Cette distinction est cruciale, et elle existe à cause d’un compromis constitutionnel dont mon grand-père a été l’un des artisans. »
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La crise constitutionnelle qui a façonné la nation
Yenny Wahid nous ramène au moment fondateur de l’Indonésie, quand les dirigeants du pays se trouvaient dans une impasse qui risquait de briser la nation. La proposition originale du premier principe de la philosophie d’État Pancasila était en effet : « La croyance en Dieu avec l’obligation de suivre la loi charia islamique. » « Il était évident que ni les chrétiens, ni les autres religions ne pouvaient accepter cela, explique Yenny Wahid. Il y eut une impasse prolongée. Alors mon grand-père, K.H. Wahid Hasyim, qui représentait la Nahdlatul Ulama [(NU), Renaissance des oulémas, ndlr], la plus importante organisation islamique, décida de débloquer la situation en acceptant un compromis. » Ce n’était pas seulement une manœuvre politique, c’était un acte de profonde générosité d’esprit et de cœur.
« Quand la NU et les nationalistes conduits par Sukarno [premier Président de la République d’Indonésie, ndlr] ont accepté, ils avaient la majorité. Mais, plus important, cela a montré une réelle sagesse ; ils comprirent qu’une nation fraîchement indépendante ne pouvait pas se permettre une fragmentation religieuse. » La décision n’était pas sans arrière-pensée stratégique : « L’argument à l’époque était que si nous rendions la loi islamique obligatoire, nos frères et sœurs d’Indonésie orientale se sépareraient certainement de la République. Il y avait cette décision d’englober toutes les parties, et c’est ce qui a fait de l’Indonésie le pays qu’elle est aujourd’hui. »
Le prix d’être des pionniers pour la tolérance
La route de l’Indonésie vers la société pluraliste actuelle ne s’est pas tracée sans sacrifices. Yenny Wahid parle en toute franchise du prix politique que son père a payé pour être un pionnier du rapprochement interconfessionnel. « La première fois que Gus Dur est allé vers les autres, qu’il a visité des églises, la réaction des groupes plus conservateurs fut extrêmement dure, se souvient-elle. La première fois qu’il s’est rendu à Jérusalem, la critique fut très sévère. Même chose avec la célébration du Nouvel An chinois : cela fut très critiqué. » Le coût politique fut réel. « Il dut le payer politiquement. Il perdit des votes parmi les cercles conservateurs. Mais ce qu’il sacrifia nous a rendu les choses plus faciles par la suite. »
L’Indonésie d’aujourd’hui témoigne de ce sacrifice. « Maintenant, il est courant de voir des dialogues interconfessionnels, des activités interconfessionnelles, de la coopération entre jeunes catholiques et jeunes musulmans pour organiser des camps de l’amitié. C’est normal aujourd’hui parce que Gus Dur a fait la première percée. »
Les trois piliers d’un multiculturalisme réussi
De sa position privilégiée, Yenny Wahid identifie trois conditions essentielles pour un multiculturalisme réussi . « Il doit y avoir : premièrement, une base légale, un socle constitutionnel et des règles ; deuxièmement, une mise en œuvre dans la société, la culture et les coutumes, structurée pour tenir compte de pratiques multiculturelles ; troisièmement, l’application de la loi. » La femme politique est franche à propos des défis à relever : « Nous avons encore des progrès à faire en ce qui concerne l’application de la loi. Il y a encore beaucoup de problèmes là où la politique dicte la manière dont la loi est appliquée. » Les difficultés sont particulièrement aiguës quand les personnalités politiques exploitent les questions d’identité. « Les politiciens qui veulent progresser ou réussir utilisent parfois les problèmes concernant les conflits ou tension SARA [abréviation indonésienne pour ethnicité, religion, race et autres divisions sociales, ndlr]. Parfois la police a peur, notamment face aux masses. C’est notre défi. »
L’Indonésie : un pont pour le monde
Yenny Wahid considère que le cadre constitutionnel national occupe une position unique sur la scène mondiale. « L’Indonésie est un pays théistique, mais pas un État islamique, bien qu’elle ait la plus grande population musulmane du monde. » Ce positionnement lui donnerait un potentiel diplomatique spécial : l’Indonésie pourrait servir de pont entre les pays musulmans et les pays européens. Son génie constitutionnel réside dans son équilibre : « Avec la base légale que possède l’Indonésie, elle donne de l’espace à chacun pour pratiquer sa religion librement. Notre Constitution garantit que les non-musulmans peuvent avoir des postes de direction, et peuvent être formés pour diriger. »
Pour une compréhension internationale de l’Islam
Yenny Wahid médite sur la contribution potentielle de l’Indonésie à la compréhension de l’Islam à l’échelle mondiale. « Je voyage beaucoup partout, et il y a toujours une suspicion à propos de l’Islam dans le monde, parce que ce que beaucoup de communautés voient est un visage de l’Islam qui semble connecté avec le terrorisme. » Elle lance une invitation : « Venez en Indonésie pour voir le vrai visage de l’Islam. Venez pour connaître la pensée des spécialistes de la Nahdlatul Ulama, qui peuvent vous montrer que l’Islam est très progressiste, que l’Islam soutient le progrès, et que l’Islam protège les minorités. »
Pour Yenny Wahid, l’histoire de l’Indonésie ne se résume pas à la gestion de la diversité, il s’agit plutôt d’une architecture constitutionnelle qui transforme une division potentielle en une force nationale. L’héritage de la famille Wahid ne se révèle pas dans des édifices, mais dans la réalité quotidienne d’une nation où la différence n’est pas seulement tolérée, mais célébrée comme fondamentale à l’identité nationale. « La force de l’Indonésie est le gotong royong [la coopération mutuelle, ndlr]. Lorsqu’il y a des problèmes, nous nous aidons mutuellement et travaillons ensemble. Ce ne sont pas les besoins individuels qui deviennent l’orientation la plus forte, mais les besoins collectifs. »
Dans un monde de plus en plus divisé par les tensions religieuses et ethniques, l’expérimentation indonésienne en pluralisme constitutionnel, élaborée par des leaders comme K.H. Wahid Hasyim et soutenue par des figures comme Yenny Wahid, montre comment des sociétés différentes peuvent non seulement coexister, mais encore prospérer et aborder ensemble un avenir meilleur.