Validée le 14 avril par le Conseil constitutionnel, la réforme des retraites portée par le Gouvernement a été promulguée le lendemain au Journal officiel, au grand dam des syndicats qui ont tout fait pour qu’elle soit écartée, ou au moins considérablement amendée. Contestée par 64 à 80 % de la population selon les sondages, cette réforme est un marqueur fort de la politique d’Emmanuel Macron qui, depuis son premier quinquennat, l’estime primordiale. Elle entrera en vigueur le 1er septembre.
Par Marie Forest
La complexité du système de retraite en France entraîne un manque de visibilité, et des suspicions d’inégalité de traitements. Cette complexité tient au fait que lors de la création de la Sécurité sociale en 1945, diverses professions avaient déjà élaboré leur propre système de protection sociale. C’est pourquoi il existe aujourd’hui 42 caisses de retraite dans le pays, se déclinant entre le Régime de retraite général de la Sécurité sociale (salariés du secteur privé, travailleurs indépendants, contractuels de la fonction publique et artistes-auteurs — soit 88 % des travailleurs), le régime agricole (5 %), 15 régimes spéciaux (rattachés à une institution publique, une entreprise ou une profession — 7 %), auxquels s’ajoutent les retraites complémentaires et les retraites dites additionnelles ou supplémentaires. Les situations des bénéficiaires sont ainsi très contrastées.
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Les syndicats étaient unanimement opposés aux mesures envisagées. La journée de manifestation la plus suivie a mobilisé 1,2 million de personnes (2,8 millions selon les syndicats) dans tout le pays, et la contestation s’est poursuivie malgré la validation de la réforme par le Conseil constitutionnel ; la 14e journée de contestation a eu lieu le 6 juin.
Les raisons de la réforme
Un cafouillage dans la communication de l’Élysée a contribué au mécontentement des organisations syndicales. Le Ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, justifiait en septembre 2022 la refonte du système de retraite par le besoin de « financer nos hôpitaux, nos collèges, nos lycées, nos universités ». Les syndicats ont manifesté leur opposition à ce que l’accroissement de cette charge repose sur les seuls travailleurs, par le biais d’une réforme qui in fine servirait à redresser les comptes publics et non à régler la seule problématique des retraites. Le Gouvernement a alors rétropédalé, assurant que seul le financement des retraites était en jeu.
Pour la Première ministre Élisabeth Borne, l’urgence est d’assurer « l’avenir de notre système de retraite par répartition ». Ce système, basé sur la solidarité intergénérationnelle, consiste à faire payer les pensions des retraités par les actifs via des prélèvements sur leurs rémunérations. Or, la pyramide des âges (les Français vivent plus longtemps et font moins d’enfants) menace la pérennité de ce schéma organisationnel. Il convient donc, selon Matignon, de trouver de nouvelles sources de financement. Si le projet initial d’Emmanuel Macron, en 2017, a évolué face aux très fortes résistances syndicales (notamment avec la suppression du volet sur l’établissement d’un régime de retraites universel), le Président est resté déterminé à mener à bien cette promesse de campagne électorale.
Quel impact réel ?
Les bénéficiaires des régimes spéciaux partant plus tôt à la retraite, ces caisses sont structurellement déficitaires. Mais leur impact reste limité, la grande majorité des retraités (82 %) dépendant du Régime général des salariés du privé, selon la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), le service statistique public du ministère des Solidarités et de la Santé. Or l’année 2020 a été particulièrement mauvaise pour la majorité des organismes de retraite, avec un trou global de 18 milliards d’euros. Les cotisations n’ont pas suffi à couvrir les pensions versées.
Si le Conseil d’orientation des retraites (COR) note des résultats excédentaires en 2021 (900 millions d’euros) et en 2022 (3,2 milliards d’euros), il estime que ces chiffres ne reflètent pas la tendance sur le long terme. Ils seraient le résultat de la surmortalité due à la pandémie de Covid-19, conjuguée à une reprise de la croissance. Les perspectives pour les années à venir sont défavorables, avec un solde général des régimes de retraite qui devrait « se dégrader sensiblement » dès 2023, pour atteindre un déficit record de 20 milliards d’euros en 2032. Néanmoins, le COR escompte un retour à l’équilibre financier « vers le milieu des années 2030 », et un résultat excédentaire à partir de 2070.
La trajectoire semble donc maîtrisée, et la situation loin d’être inquiétante sur le long terme. Les rapports du COR « ne valident pas […] l’idée d’une dynamique non contrôlée des dépenses de retraite », qui représenteront globalement le même impact sur le PIB qu’aujourd’hui. La pérennité du système français n’est donc pas menacée. La décision de le réformer est par conséquent un choix politique, tout comme la façon de le faire. Les syndicats avaient pour leur part fait d’autres propositions, afin de trouver des financements alternatifs évitant une pression accrue sur les actifs.
Les propositions des syndicats
Ayant pris bonne note de l’avis du COR, et de l’absence d’urgence quant au règlement de la situation, les huit principaux syndicats ont émis un certain nombre de suggestions pour tenter de trouver une alternative au programme présidentiel. Selon FO, « la question des retraites […] doit être traitée […] par la recherche et l’obtention de recettes nouvelles ». Diverses pistes ont ainsi été explorées.
La plus consensuelle a concerné les cotisations sociales. La FSU et le syndicat Solidaires souhaitaient que soient supprimées les exonérations et diminutions de cotisations accordées aux entreprises ; l’UNSA et la CFTC allaient plus loin en envisageant une augmentation des cotisations, supportée tant par les employeurs que les salariés. La CGT était sur la même ligne, demandant une revalorisation des salaires, ce qui entraînerait mécaniquement celle des cotisations, et que les primes, intéressements et participations soient également soumis à cotisation. L’égalité salariale entre hommes et femmes participerait aussi, en plus d’être une mesure évidente de justice sociale, au relèvement de la base de calcul des cotisations. Les transactions financières et les dividendes pourraient aussi être mis à contribution, selon ces syndicats. Autre recommandation, faite notamment par la FSU et la CFE-CGC : intensifier la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales, qui sont estimées à environ 80 milliards d’euros par an.
Enfin, les syndicats étaient unanimes dans leur demande d’agir sur l’emploi des seniors. Pour Marylise Léon, secrétaire générale adjointe de la CFDT, le financement du système de retraite pourrait être en grande partie résolu si les entreprises consentaient à garder leurs employés jusqu’à la fin de leurs années d’activité prévues. Or, selon Dominique Corona, secrétaire général adjoint de l’UNSA, « 56 % [des seniors] sont sans emploi », du fait du chômage ou des arrêts maladie de longue durée — un chiffre plus élevé que la moyenne européenne. Philippe Martinez de la CGT a également rappelé que « dans les grandes entreprises notamment, il y a des plans de départ avant l’âge légal ». C’est pourquoi la CFE-CGC voulait « contrai[ndre] les entreprises à limiter drastiquement les départs forcés avant l’âge de départ en retraite ».
Néanmoins, l’emploi des seniors a progressé en France depuis 2011, date du recul progressif, de 60 à 62 ans, de l’âge légal de départ à la retraite. Une explication de ce phénomène pourrait être que le signal d’employabilité ainsi envoyé aux entreprises et aux salariés amène un ajustement des comportements, selon les propos d’un député de la majorité rapportés par France TV Info.
Les points d’achoppement
Deux mesures phares de la réforme ont particulièrement soulevé des objections : l’allongement de la durée de cotisation et le recul de l’âge de départ à la retraite, deux conditions cumulées nécessaires pour bénéficier d’une retraite à taux plein (exception faite des carrières longues, pour ceux ayant commencé à travailler jeune, et des métiers répondant à certains critères de pénibilité).
Concernant la durée de cotisation, elle sera allongée par paliers pour les personnes nées entre 1958 et 1972, et passera de 41 ans 6 mois à 43 ans. Une décision qui pénalise les carrières fragmentées — tout comme le fait le relèvement du montant minimum de pension à 1 200 euros par mois, réservé uniquement aux carrières complètes. Les femmes sont les premières qui en pâtiront. Non seulement elles sont défavorisées par des salaires inférieurs à ceux des hommes à prestations égales, mais leurs carrières sont souvent suspendues à la naissance des enfants, et ce sont elles qui, à 80 %, occupent des postes précaires et/ou à temps partiel. Difficile donc pour beaucoup de femmes de cumuler le nombre de trimestres requis.
Quant à l’âge minimum de départ à la retraite, il va être progressivement porté (hors régimes spéciaux) de 62 ans, pour les personnes nées avant 1961, à 64 ans, pour celles nées en 1968 et après. Laurent Berger, ex-secrétaire général de la CFDT, estime que ce « paramètre de l’âge est le plus injuste et le plus anti-redistributif. Ceux qui seront les plus touchés sont ceux qui auront leurs 43 ans de cotisations à 62 ans et devront partir à 64 […] ans. » Cinq régimes spéciaux vont être supprimés pour entrer dans le giron du Régime général ; ils concernent les employés de la RATP, des industries électriques et gazières, de la Banque de France, les clercs de notaire et les membres du Conseil économique, social et environnemental. Les âges dérogatoires de départ pour cause de pénibilité, qui pouvaient descendre jusqu’à 52 ans, n’étaient plus adaptés aux réalités de certains métiers. Toutefois, cette mesure est assortie de la « clause du grand-père » : elle ne touchera que les actifs embauchés à partir du 1er septembre 2023.
Le recul de l’âge légal de départ à la retraite, qui est au cœur de la réforme, se justifie selon l’Exécutif par l’allongement de l’espérance de vie. Si l’on vit plus longtemps, on doit travailler plus longtemps puisqu’on profitera également plus longtemps de notre retraite (cf. encadré). Une assertion nuancée par les détracteurs de la réforme. Car si l’espérance de vie sans incapacité a elle aussi progressé, ce n’est pas au même rythme : elle atteint 63,9 ans pour les hommes et 65,3 ans pour les femmes, selon l’Insee. Soit autour des 64 ans fixés pour le départ à la retraite. De plus, il existe de fortes disparités en fonction des catégories socioprofessionnelles : un tiers des ouvriers et un quart des employés sont en incapacité lors de leur première année de retraite, contre 14 % des cadres et professions intellectuelles, selon la Drees.
Un enjeu plus global
L’impatience du Gouvernement à obtenir un retour à l’équilibre du système des retraites s’explique par sa peur de voir la note de la dette souveraine de la France être dégradée. Si Moody’s a maintenu le niveau de l’Hexagone à AA2 le 21 avril, et S&P Global (anciennement Standard and Poor’s) à AA le 2 juin, l’agence Fitch a été moins clémente. Alors qu’elle créditait Paris d’un AAA en 2012, cette note a été dévaluée en AA+ en 2013, AA en 2014, et elle vient de passer à AA- le 28 avril 2023. C’est le dernier échelon avant A+, qui fait rétrograder de la catégorie « Haute Qualité » à « Qualité moyenne supérieure ». Cette appréciation de l’agence Fitch sanctionne des dettes et déficits publics qui ne semblent pas suffisamment maîtrisés.
Or, l’enjeu est d’importance. Tous les pays de l’Union européenne doivent contenir leur déficit public en deçà des 3 % du PIB, sous peine de voir les taux d’intérêt de leurs emprunts d’État grimper. La conséquence serait une moindre capacité de remboursement, ce qui conduirait à une baisse de l’investissement, donc à une récession, qui entraînerait une aggravation du chômage, plus de déficits et de dettes, une nouvelle dégradation de la note du pays, etc. Un cercle vicieux qu’Emmanuel Macron fait tout pour éviter.
En chiffres
– 42 régimes de retraite différents
– 331 milliards d’euros de dépenses par an
– 15,9 millions de retraités (700 000 nouveaux retraités chaque année)
– 1,7 actif cotisant par retraité
– 1 576 €/mois en moyenne de pension brute (1 806 € pour les hommes et 1 367 € pour les femmes, soit près de 25 % d’écart, en tenant compte des pensions de réversion — si on ne considère que les pensions de droit direct, on atteint un écart de 40 %)
(Source : travail-emploi.gouv.fr, Drees, 2018)
Une réforme imposée
La méthode utilisée pour faire passer la loi sur la réforme des retraites a fait l’objet de vives protestations. Les syndicats et les partis d’opposition ont dénoncé un manque d’écoute et de concertation en amont, et un passage en force. En effet, le Gouvernement, n’ayant pas de majorité absolue à l’Assemblée nationale et craignant que sa réforme ne soit pas votée, a décidé de passer par un Projet de loi de financement rectificative de la Sécurité sociale (PLFRSS). Ce processus lui a permis de faire jouer l’article 47.1, autorisant une procédure législative accélérée avec la suppression du premier vote à l’Assemblée nationale, puis l’article 49.3, supprimant le second passage devant les députés en engageant la responsabilité du Gouvernement.
Si le Conseil constitutionnel, saisi par la Première ministre et trois groupes parlementaires, a censuré quelques mesures considérées comme des cavaliers sociaux, il a rejeté le projet de référendum d’initiative partagée déposé par 252 parlementaires, et globalement validé la réforme. Cependant, il a reconnu « le caractère inhabituel » de l’accumulation des procédures visant à limiter les débats au Parlement. Une méthode qui a accentué les crispations dans les rangs des opposants et des partenaires sociaux, et qui pourrait avoir des répercussions sur leurs futures relations avec l’Exécutif.
Espérance de vie et âge de la retraite
L’espérance de vie à la naissance s’accroît constamment en Europe. En France, elle est passée durant ces trois dernières décennies de 73,6 ans à 79,7 ans pour les hommes et de 81,8 ans à 85,6 ans pour les femmes. Ce phénomène, associé à une natalité déclinante, modifie l’équilibre entre population active et retraités, d’où la tendance actuelle au prolongement de la période de travail. Ces chiffres globaux ne doivent cependant pas occulter l’inégalité en fonction du niveau de vie : les femmes les plus aisées vivent en moyenne 8 ans de plus que les plus modestes, et l’écart est porté à 13 ans pour les hommes, selon un rapport de Nathalie Blanpain pour l’Insee.
En Europe, le départ à la retraite s’échelonne entre 60 ans (pour les femmes, en Autriche et en Pologne) et 67 ans (en Allemagne, en Italie et au Danemark), la majorité des pays (une dizaine) ayant opté pour 65 ans.
Le COR a prévenu que « toute hausse de l’âge de la retraite au-delà de celle qui est déjà prévue [en France] tirerait de nouveau à la baisse la durée de la retraite ».