Par Philippe Moreau Defarges
1914. L’été s’annonce superbe, l’Europe part en vacances. Pourtant, le 28 juin, l’archiduc François-Ferdinand, héritier de l’Empire austro-hongrois, et son épouse sont assassinés à Sarajevo. Alors s’enclenche l’engrenage menant inexorablement les démocraties occidentales et les empires centraux vers une guerre totale. Un siècle plus tard, en ce début de XXIe siècle, un tel scénario peut-il se répéter entre les États-Unis et la Chine ? En 1914, la guerre est décrétée impossible par certains, les armements sont trop terrifiants, les peuples trop amollis par le confort de la consommation de masse. En 2022, la guerre de Chine n’aura pas lieu. Peut-être…
Un couple voué à l’affrontement
Dès le XIXe siècle, les États-Unis s’intéressent à la Chine. Elle est, pour les divers protestantismes américains, une terre de mission, longuement racontée par les romans de Pearl Buck. La main-d’œuvre chinoise est très recherchée pour la construction des chemins de fer transcontinentaux. Les États-Unis, en pleine ascension, ne sauraient laisser le terrain libre aux puissances européennes engagées dans le dépeçage de l’empire du Milieu. Face à cette avidité, ils promeuvent la doctrine Hay de la porte ouverte. Il s’agit d’ouvrir la Chine, tous les États occidentaux impliqués bénéficiant d’un accès égal à son marché.
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L’effondrement de l’Empire (1912), l’avènement de la République et surtout l’invasion japonaise à partir de 1931 font des États-Unis une sorte de grand frère, de protecteur de la Chine, nouant des liens étroits avec le gouvernement nationaliste de Tchang Kaï-chek qu’ils arment et souvent portent à bout de bras. Ce sont durant la Seconde Guerre mondiale les célèbres Tigres volants se battant avec virtuosité contre les Zéros japonais. Lors de la conférence de Yalta, en février 1945, le président Franklin D. Roosevelt défend avec pugnacité, face à Winston Churchill et Joseph Staline, l’attribution à la Chine d’un siège de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations unies, appelées à assurer la paix mondiale. Pour Washington, les hostilités terminées, la Chine doit être leur grand allié, leur pivot en Asie, afin notamment d’empêcher toute renaissance d’un Japon impérial. Mais la Chine s’enlise dans une interminable guerre civile. De décembre 1945 à janvier 1947, la mission Marshall s’efforce en vain de rapprocher des deux ennemis. Les nationalistes, corrompus, épuisés par leur combat contre les forces nippones, sont vaincus et se replient sur l’île de Taïwan ; les communistes, derrière Mao Zedong, entrent vainqueurs dans Beijing. Diplomates américains et chinois se rencontrent alors à Varsovie pour des échanges strictement formels, rien d’important n’a lieu entre les deux colosses.
De 1949 aux années 1970, la Chine, fidèle à ses 4 000 ans d’histoire, se renferme. Comme elle l’a fait lors de chaque dynastie, elle se réinvente dans le sang. Pendant des siècles, la Chine a été l’empire du Milieu, plus ou moins défendu par sa Grande Muraille, digérant ses envahisseurs. Dans les années 1840-1860 les guerres de l’Opium la contraignent à s’ouvrir, la précipitant dans un chaos (notamment révolte des Taiping, 1850-1864) qui s’achève, au moins en apparence, en 1949. Mao, l’Empereur rouge, ne cesse de plonger son peuple dans la tourmente révolutionnaire : Grand Bond en avant, Grande Révolution culturelle prolétarienne… Le Grand Timonier, menacé à l’ouest par l’Armée rouge soviétique, sent, sait qu’il est dans l’impasse. Quelque chose doit changer.
En 1945, les États-Unis, eux, se trouvent à l’apogée de leur puissance. De la fin de la guerre de Sécession (1861-1865) à la Première Guerre mondiale, ils ont conquis leur territoire avec l’aide des coolies chinois. Ils émergent comme la puissance-clé du second conflit mondial, équipant leurs alliés en armements de toute sorte. L’Amérique reconstruit l’Europe occidentale et le Japon. Leur partenaire incontournable est l’autre grand vainqueur, l’Union soviétique, avec laquelle il leur faut obstinément tenter de bâtir un ordre mondial. Mais qu’en est-il entre les États-Unis et la Chine ?
Durant les années 1963-1975, les États-Unis vivent, à travers l’épreuve de la guerre du Vietnam, une remise en cause douloureuse : engagés contre le Nord-Vietnam dans une croisade contre le communisme, ils prennent conscience que leur approche idéologique du conflit doit laisser la place à une analyse géopolitique. Soudain tout devient clair : leur ennemi n’est plus un bloc monstrueux et insaisissable mais une nation orgueilleuse, déterminée à assurer sa souveraineté. Cette approche rend possible une lecture renouvelée des relations internationales prenant appui sur des équilibres mouvants avec lesquels il faut jouer en permanence (ainsi entre les deux Mecque du marxisme-léninisme, l’Union soviétique et la Chine).
Dans les années 1970, la Chine, à son tour, émerge de son sommeil dogmatique, plein de bruit et de fureur, où se déchirent les ombres d’un trop sinueux passé. Les ébranlements à répétition de la société ont laissé le pays incapable d’envisager un avenir. Les élites ont été chassées vers la campagne, où elles réapprennent l’humilité des paysans. Les meilleurs membres du Parti (en tête desquels se trouve Deng Xiaoping) doivent se taire pour échapper aux foudres du Grand Timonier. Une nuit silencieuse envahit la capitale. Derrière les murs de la Cité interdite, Mao, vieillissant, insomniaque, semblable à l’empereur d’une dynastie à l’agonie, passe probablement en revue son existence tourmentée, au cours de laquelle le paysan du Hunan a mené la Longue Marche (1934-1935) pour entrer triomphalement à Beijing. Et après ? Il ne s’agit plus que de jeter périodiquement le peuple chinois pour lui rappeler qu’il n’est qu’un matériau entre les mains de l’Empereur. Mao, à demi aveugle, suivi par des médecins redoutant à tout instant d’être broyés par le pouvoir absolu de leur souverain, tourne et retourne fiévreusement les milliers de pages qui jonchent le parquet de sa chambre-bibliothèque. La célèbre formule de Lénine, docteur ès révolutions, concentre l’esprit de celui qui demeure le chef : que faire ?
Le 20 janvier 1969, Richard Nixon accède à la présidence des États-Unis et choisit comme conseiller à la sécurité nationale Henry Kissinger. Pour ce tandem, chacun lié par son complexe respectif (Tricky Dicky le mal aimé, Dear Henry l’immigré qui n’a jamais réussi à se défaire de son accent allemand), il s’agit de se débarrasser du bourbier idéologique et de revenir à la géopolitique pure : les États-Unis seront l’accoucheur du retour de la Chine dans le monde. En février 1972, Nixon, accompagné de l’incontournable Kissinger, arpente la Grande Muraille et est reçu par Mao Zedong. Ce dernier, fasciné par les États-Unis et leur ascension spectaculaire, a minutieusement préparé la rencontre. Pour retrouver la première place dans l’ordre planétaire, la Chine doit revêtir les habits du capitalisme.
Du milieu des années 1970 à l’aube du XXIe siècle, en un quart de siècle, la Chine décolle, devient l’usine du monde pour très vite avancer dans les domaines les plus sophistiqués de la technique et de la science, de l’informatique à l’intelligence artificielle. Des Gafam chinois (ainsi le conglomérat Alibaba ou le phénomène TikTok ralliant un milliard d’abonnés, en quasi-totalité des jeunes de toutes les parties de la terre) émergent et se retrouvent cotés à Wall Street. En janvier 1979, Deng Xiaoping, devenu le numéro un chinois, accomplit, coiffé d’un chapeau de cow-boy, une tournée triomphale aux États-Unis. Quand la Chine se réveillera, le monde tremblera ! Ainsi la Chine de Xi Jinping, rompant avec une tradition millénaire de digestion de ses conquérants, se déploie-t-elle, avec ses nouvelles routes de la soie, vers l’Europe, l’Afrique, l’Asie maritime et le Pacifique…
Affrontement impossible, paix improbable
« Ce qui rendit la guerre inévitable était la croissance du pouvoir athénien et la peur qui en résultait à Sparte. » Cette phrase définit le piège célèbre de Thucydide, relatant à la fin du Ve siècle avant J.-C. la guerre du Péloponnèse. Le facteur déterminant de tout affrontement réside dans la peur suscitée par la montée d’une toute nouvelle puissance chez celle qui occupe la première place. L’histoire du monde à ses tournants montre un État revendiquant la position suprême contre celui qui est établi et convaincu que sa position ne saurait être contestée : Rome anéantissant Carthage et s’emparant de tout le bassin méditerranéen ; l’Angleterre élisabéthaine disputant l’océan Atlantique à l’Espagne de Philippe II ; l’Angleterre des George combattant pendant plus d’un siècle, toujours pour l’Atlantique, la France des Bourbons puis de la Révolution et de l’Empire ; l’Angleterre et les États-Unis se disputant, du début du XIXe siècle aux deux guerres mondiales, encore et toujours l’Atlantique, alors plaque tournante des échanges mondiaux. Mais, en ce début de XXIe siècle, l’économie planétaire bascule du côté de l’océan Pacifique. Désormais c’est là que se décide l’avenir. Dans ces conditions, les deux colosses riverains de l’immense bassin, les États-Unis et la Chine, peuvent-ils s’entendre ou sont-ils voués à se faire la guerre ? Trois voies semblent possibles pour les deux géants.
La première, « la grise », conduirait les États-Unis et la Chine à renouer avec ce qui se présentait comme la formule-miracle dans les années 1930 : la constitution autour de chacun d’eux d’un bloc plus ou moins autosuffisant. La concrétisation de cette option passerait par un détricotage méthodique des liens et des réseaux transcontinentaux qui se sont multipliés avec la mondialisation, tout ce processus requérant des régimes autoritaires privant les individus de leur droit de circuler librement. Les dispositifs issus de la mondialisation laisseraient la place soit à des accords de troc, soit à des luttes finalement armées pour contrôler les territoires riches en matières premières. Ces processus seraient nécessairement précédés par une dépression mondiale comparable à celle des années 1930.
Le deuxième scénario, « le rose », serait porté par un authentique bond en avant de la gouvernance mondiale, les États se résignant, pour assurer leur survie même et maintenir leur légitimité, à se soumettre à un ordre politico-juridique supérieur. Ce serait « la fin de l’Histoire », décrite par Hegel et, à la fin du XXe siècle, par le politologue américain Francis Fukuyama. La terre entière deviendrait un seul marché, la compétition entre les entreprises se transformerait en une sorte de jeu analogue aux championnats de football. Tous les acteurs sociaux ― individus, firmes… ―, leur identité propre n’étant plus un lien absolu, se considéreraient comme des citoyens du monde. Pour le moment, une telle évolution n’apparaît guère alors que triomphe le wokisme, qui érige chaque identité en une forteresse impénétrable et en principe immuable. L’idée de paix perpétuelle, définie notamment par le philosophe prussien Emmanuel Kant, fait partie des rêves indestructibles de l’humanité. Cette vision réapparaît périodiquement dans les brèves périodes où tout paraît possible (ainsi dans l’euphorie de la fin des années 1920) pour se fracasser dès que revient le réel avec ses appétits insatiables et ses rancœurs ineffaçables.
Le troisième scénario, « le noir », tient en un mot : guerre. Dans son ouvrage de 2015, le politologue américain recense dix cas historiques de rivalité de puissance (guerre de Trente Ans, guerre de Succession d’Espagne…), concluant que la guerre est inévitable si les protagonistes se sentent prisonniers d’une situation ne leur proposant aucune échappatoire. Ainsi, depuis leur naissance, ou plutôt depuis la seconde moitié du XIXe siècle, les États-Unis sont-ils prix d’excellence de la classe mondiale, loin devant les autres, sûrs de ne jamais être rattrapés. Or les voici talonnés par celle qui fut, de sa création dans le premier millénaire avant J.-C., à son dépeçage au milieu du XIXe siècle, l’empire du Milieu, celle vers laquelle tous regardaient. Aujourd’hui, la voici qui affiche des ambitions planétaires et se dote de capacités militaires colossales, visant à lui assurer au moins la domination du Pacifique.
En principe, tout semble rendre impossible un affrontement militaire : capacités destructrices des armements, dont l’emploi laisserait vainqueurs et vaincus ravagés ; coût prohibitif de l’occupation de tout territoire conquis ; disparition des services militaires obligatoires. Cependant les conditions d’une guerre sont réunies : le rattrapage de la Chine et la rage des États-Unis, républicains et démocrates unis par cette colère ; l’enjeu de Taïwan, la Chine n’excluant pas de reprendre l’île par la force, les États-Unis ne pouvant laisser faire sans perdre toute crédibilité, la mèche pouvant être allumée par une proclamation d’indépendance du peuple de Taïwan. L’hypothèse de l’incident imprévu ne doit jamais être écartée en raison de la différence de culture des deux géants : pour Beijing, les forces américaines doivent s’abstenir de toute présence militaire proche de l’île ; pour Washington, qui ne saurait accepter de se replier, les deux adversaires-partenaires doivent faire preuve de retenue s’ils se trouvent face à face. Si l’un des deux tire trop vite, qu’adviendra-t-il ? Une négociation devrait s’imposer, mais l’un des deux, convaincu de ne plus pouvoir attendre et de bénéficier d’une fenêtre d’opportunité, peut être tenté de passer outre. La guerre de Chine peut avoir lieu !