À l’image du Qatar, l’Arabie saoudite s’est lancée dans une stratégie, très visible sur la scène internationale, de conquête par le sport, une diplomatie sportive permise par la rente pétrolière, et qui poursuit différents objectifs : diversification de son économie, affermissement d’une influence grandissante dans le Golfe et dans l’hémisphère Sud, ou encore stratégie d’effacement de ses piètres performances sur le terrain des droits de l’homme en direction des démocraties occidentales.
Par Charlotte Le Brun
Le 31 octobre 2023, la Fédération internationale de football (FIFA) annonçait, dans un communiqué, le maintien d’une candidature unique pour l’organisation de la Coupe du monde 2034 : celle de l’Arabie saoudite. Cette situation monopolistique a fait suite au retrait de l’Australie le jour même. Officiellement, Brisbane (Australie) préfère se concentrer sur l’organisation de la Coupe d’Asie féminine 2026 et de la Coupe du monde des clubs 2029. Officieusement, le pays a perdu un soutien de taille, celui de la Fédération indonésienne qui lui a préféré la candidature saoudienne.
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Initialement en lice pour l’organisation du Mondial 2030, dans une candidature commune avec l’Égypte et la Grèce, l’Arabie saoudite s’était finalement retirée au mois d’août dernier, invoquant de multiples raisons. La proximité dans le temps de cette candidature avec l’organisation du Mondial 2022 par le Qatar aurait certainement pénalisé la candidature de Riyad, car la FIFA applique un principe de rotation des continents pour sélectionner l’hôte de ses compétitions. L’option portée conjointement par l’Espagne, le Portugal et le Maroc semblait d’ores et déjà favorite. Cet abandon a donc permis à l’Arabie saoudite de concentrer ses efforts sur l’édition 2034, pour laquelle il ne devrait pas y avoir de suspense. Dans un communiqué publié sur X (anciennement Twitter), le 4 octobre, la Fédération saoudienne annonce déjà qu’elle « projette d’offrir un tournoi de classe mondiale et [qu’elle] s’inspirera de la transformation sociale et économique en cours de l’Arabie saoudite, et de la passion pour le football profondément ancrée dans le pays ». La FIFA dévoilera officiellement le nom du pays hôte en fin d’année 2024.
Riyad s’essaye au sport power
Cette consécration à venir s’inscrit dans la suite logique de la stratégie saoudienne visant à faire du football, et plus largement du sport, le principal instrument de son soft power, concept défini par le géopolitologue américain Joseph Nye en 1990 comme l’« habileté à séduire et à attirer ». En opposition au hard power, formé par la puissance militaire, le soft power consiste pour un État à influer sur l’agenda international sans faire usage de la force armée, en utilisant son économie, le commerce ou bien l’attraction de son modèle culturel ou politique. Le Prince héritier Mohammed Ben Salmane, dit MBS, principal instigateur de ce choix politique dans l’État conservateur, peut, pour ce faire, s’inspirer très largement des monarchies du Golfe, les Émirats arabes unis, le Royaume de Bahreïn et surtout le Qatar, qui ont habilement déployé le concept de sport power, à la croisée des chemins entre la diplomatie par le sport et le soft power.
Le rachat en 2008 par le Groupe uni d’Abou Dhabi pour le développement et l’investissement (ADUG) du Club de Manchester City (club de Premier League, le renommé championnat britannique) pour la somme 210 millions de livres sterling (260 millions d’euros) a permis d’asseoir la diplomatie sportive du petit État des Émirats. Le Moyen-Orient était jusqu’alors plutôt connu pour le sport automobile grâce à l’organisation des Grands Prix de Formule 1 de Bahreïn et d’Abou Dhabi. Quant au Qatar, il fait figure de modèle en s’engageant, dès les années 1990, dans une opération similaire, et en ayant acquis son club de football en 2011. En effet, le rachat à 70 % du club parisien Paris – Saint-Germain par le Qatar Sports Investments (QSI), fonds souverain du pays, pour un montant estimé entre 30 et 40 millions d’euros, a marqué les esprits. Une décennie plus tard, Doha a obtenu de la FIFA d’être le pays hôte du Mondial 2022, malgré de nombreuses controverses sur les plans environnemental et humanitaire. L’organisation de grands évènements sportifs permet aux pétromonarchies d’obtenir une certaine visibilité sur la scène internationale et d’améliorer l’image véhiculée à l’étranger. Pour les Saoudiens, et en particulier pour le Prince héritier MBS, l’attrait des populations pour le ballon rond est la pierre angulaire d’une politique à plus long terme.
Jeune dirigeant moderne, MBS a débuté sa carrière politique comme conseiller spécial à seulement 24 ans, et affiché sa volonté de rompre avec ses prédécesseurs. Aujourd’hui Premier ministre, à 38 ans, il a la volonté d’imposer sa vision sur les plans intérieur et diplomatique. Il a concrétisé cette ambition dans son programme de transformation dévoilé durant l’année 2016, intitulé « Vision 2030 ». Dans ce projet, la diversification de l’économie et sa moindre dépendance au pétrole constituent un objectif cible. Le sport doit contribuer à faire changer la société saoudienne. La modernisation et le renforcement de l’attractivité du pays ainsi que l’ouverture au tourisme font également partie des retombées escomptées par le pouvoir. L’accueil d’un méga-évènement et l’organisation régulière de compétitions sportives offrent à la monarchie une vitrine de choix.
Ainsi, entre 2019 et 2020 se sont succédé les Supercoupes d’Italie et d’Espagne, le combat de boxe opposant Anthony Joshua à Andy Ruiz et le Rallye Dakar. En parallèle, le Royaume a candidaté tous azimuts pour accueillir d’autres manifestations, et a reçu un accueil plutôt favorable. Le Mondial des Clubs y sera organisé en décembre 2023, les Jeux olympiques asiatiques d’hiver en 2029. Une candidature aux Jeux olympiques et paralympiques d’été est aussi envisagée pour 2036. On note une réelle volonté de MBS d’investir le sport comme instrument du rayonnement du Royaume, mais aussi pour ripoliner son image. Pour Carole Gomez, chercheuse à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), il permet « d’amoindrir l’image extrêmement négative qu’on a du Royaume en termes de droits de l’homme ».
Les défenseurs des droits humains montent au créneau
Si le style de MBS tranche effectivement avec celui de ses prédécesseurs, dans les faits peu de changements ont été opérés depuis son accession au pouvoir. On constate, au contraire, une continuité du régime en place, empreint de conservatisme religieux, qui maintient la peine de mort, continue à museler et à réprimer ses opposants et applique la loi islamique. Les ONG et les associations de défense des droits de l’homme demeurent très critiques. Selon l’ONG britannique Reprieve, les exécutions ont presque doublé sous le règne de Salmane et de son fils, passant de 71 par an en moyenne entre 2010 et 2014, à 130 depuis 2015. En mars 2022, l’annonce de l’exécution de 81 personnes pour des crimes liés au terrorisme avait soulevé l’indignation de la communauté internationale. Du côté des droits des femmes et des filles, l’adoption en mars 2022 d’une nouvelle loi relative au statut personnel, venant codifier des dispositions qui s’appliquaient jusqu’alors, renforce les discriminations envers les femmes, malgré une apparente « ouverture » du régime actuel sur la question. Deux évènements récents ont particulièrement terni l’image du Royaume auprès de l’opinion publique et médiatique : l’implication de Riyad dans le conflit au Yémen, débuté en 2015, et dont il vient de se retirer ; et l’assassinat en 2018 du journaliste saoudien du Washington Post et opposant politique, Jamal Khashoggi, dans le consulat d’Istanbul. MBS lui-même a été mis en cause dans ces affaires.
Chaque rencontre sportive sur le territoire saoudien est l’occasion pour les défenseurs des droits humains d’alerter l’opinion. En décembre 2018, l’exhibition Nadal-Djokovic, deux stars du tennis mondial, prévue à Djedda, a été annulée, en pleine controverse sur l’assassinat de Jamal Khashoggi. La raison officielle fut une blessure du joueur espagnol. Il est d’ailleurs intéressant de souligner que ce type de match à visée promotionnelle a été régulièrement disputé à Doha, entre Rafael Nadal et Roger Federer, au début des années 2010.
À propos de l’organisation de la Supercoupe d’Italie en 2018 entre la Juventus de Turin et l’AC Milan, Allan Hogarth, responsable de la section politique d’Amnesty International au Royaume-Uni, alertait : « Les grands clubs, comme la Juventus de Turin et l’AC Milan, doivent comprendre que leur participation à des évènements sportifs dans ce pays pourrait être considérée comme une caution sportive. » Selon certains observateurs, l’Arabie saoudite se livrerait à du sportwashing, littéralement du « blanchiment par le sport ». Pour l’association Human Rights Watch, cette stratégie ne semble cependant pas réellement fonctionner : « Tout ce qu’un évènement majeur semble faire, c’est attirer davantage l’attention sur ces violations. » On peut citer l’exemple de l’organisation de la Coupe du monde de football par le Qatar en 2022, entachée par des atteintes au droit du travail et le mauvais traitement des travailleurs migrants embauchés pour cette occasion. En ce qui concerne Riyad, des moyens importants sont déployés mais ils demeurent minimes en comparaison de la rente pétrolière, reconnaît le géopolitologue Pascal Boniface dans l’émission « Sens Public » sur Public Sénat.
Sur la scène internationale, la diplomatie par le sport semble toutefois porter ses fruits. Un temps persona non grata après l’assassinat de Jamal Khashoggi, MBS est de retour en grâce auprès des chefs d’État. Ses relations avec le Président français Emmanuel Macron reflètent l’importance de la realpolitik. Les deux hommes se sont rencontrés trois fois en l’espace de dix-huit mois. Lors de la dernière visite du Saoudien à Paris, durant l’été 2023, le Chef de l’Élysée a affirmé son soutien à la candidature du pays du Golfe pour accueillir l’Exposition universelle 2030. L’Arabie saoudite rejoindra très bientôt les BRICS, la puissante organisation des pays du Sud, qui comptera onze membres dès le 1er janvier 2024 et gagnera en influence.
Riyad domine le mercato footballistique en 2023
La diplomatie par le sport opérée par Riyad a connu un coup d’accélérateur en 2023. L’année a effectivement marqué un tournant sur le terrain du football, en voyant l’arrivée au sein du Championnat saoudien de nombreuses stars internationales, dont les têtes d’affiche en fin de carrière Cristiano Ronaldo et Karim Benzema. Cette année a également révélé aux yeux des acteurs du mercato, mais aussi du grand public, une nouvelle place forte du ballon rond, avec laquelle il faudra compter. Le Royaume a déboursé 958 millions d’euros pour s’offrir de nombreux joueurs des meilleures ligues, ce qui fait du Championnat saoudien le deuxième plus dépensier, derrière la Premier League (2,8 milliards d’euros). Le fonds d’investissement public du Royaume a racheté à 75 % quatre clubs nationaux : Al-Alhi, Al-Ittihad, Al-Nassr et Al-Hilal, ce qui leur permet d’attirer des joueurs de renommée internationale comme Ronaldo et Benzema, mais aussi des footballeurs en milieu de carrière qui pourront faire monter le niveau du championnat national. Ainsi, au cours de l’année écoulée, de nombreux transferts ont été annoncés : N’Golo Kanté a rejoint le club d’Al-Ittihad, l’international portugais Ruben Neves a signé pour trois saisons au sein de l’Al-Hilal FC (pour 55 millions d’euros), Kalidou Koulibaly jouera à Al-Hilal FC (pour 23 millions d’euros), Édouard Mendy a été recruté par l’Al-Alhi FC (pour une vingtaine de millions d’euros), tandis que le joueur du PSG Neymar a signé à Al-Hilal (pour 100 millions d’euros). Pour les experts, cette dernière opération s’apparente à celle menée par le New York Cosmos dans les années 1970. Le club avait réalisé un coup d’éclat en s’offrant le champion brésilien Edson Arantes do Nascimento, dit Pelé, contribuant à renforcer la popularité du soccer aux États-Unis et à remplir les stades.
Un club pour l’Arabie saoudite
En 2021, le club de Northumbrie, Newcastle United, alors détenu par un milliardaire britannique, est racheté par un consortium composé par le fonds d’investissement saoudien PCP Capital Partners et les hommes d’affaires britanniques David et Simon Reuben. Selon les médias anglais, l’affaire a été conclue pour 300 millions de livres, soit 343 millions d’euros. En s’offrant un club du championnat anglais, l’un des plus diffusés au monde, Riyad s’est assuré une forte exposition. Les Saoudiens avaient déjà tenté d’acquérir le club de Manchester City en 2018, puis une première fois celui de Newcastle United en 2020, sans y parvenir.
Amnesty International n’a pas caché sa réprobation face à ce nouveau propriétaire, accusant la Premier League de « permettre à des personnes impliquées dans de graves violations des droits de l’homme d’entrer dans le football anglais simplement parce qu’elles ont les poches pleines ». Ce n’est pas une première, la plupart des grands clubs de foot évoluant au sein de la Premier League étant détenus par des investisseurs étrangers, qu’ils soient russes, américains, chinois ou émiriens.