Si certains appellent aujourd’hui à la création d’un État catalan indépendant, c’est parce qu’au fil des siècles, la Catalogne s’est construite autour d’une langue et d’une identité forte.
Par Antoni Bassas
24 octobre 1971. Des délégations du monde entier remplissent la salle de l’Assemblée générale de l’ONU à New York pour écouter la première représentation de l’hymne des Nations unies composé par Pau Casals. Le musicien a 95 ans et vit depuis plus de 30 ans en exil pour protester contre la dictature du général Franco. De façon inattendue, il s’adresse au public : « Laissez-moi vous dire quelque chose : je suis catalan. La Catalogne est aujourd’hui une région d’Espagne, mais qu’a été la Catalogne ? La Catalogne a été la nation la plus grande du monde. Elle a eu le premier parlement, avant l’Angleterre. Au XIe siècle, toutes les autorités se sont réunies pour parler de paix… C’est cela, la Catalogne. »
« Je suis catalan. » Encore aujourd’hui, des millions de personnes reprennent à leur compte l’affirmation de Casals, même si, à plus d’une occasion, l’histoire moderne a placé la Catalogne à la limite de la disparition. Or, non seulement elle n’a pas disparu, mais en plus, elle a engagé en 2017 une tentative ratée d’indépendance de l’Espagne. Comment cet exercice durable de conscience nationale est-il possible ?
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Une histoire européenne
La Catalogne naît dans la partie transpyrénéenne du royaume carolingien, dans un couloir connu sous le nom de « Marche hispanique ». L’influence européenne est présente depuis le premier jour dans sa construction juridique et politique. Mais la monarchie carolingienne s’affaiblit et, en 988, le comte de Barcelone, Borrell II, décide de ne pas renouveler le pacte de vassalité avec le roi de France Hugues Capet. La nation catalane est une réalité. Le catalan est une langue romane, fille du latin, tout comme le castillan, le français, le portugais ou l’italien, et des œuvres de la littérature universelle du Moyen Âge, signées par Ramon Llull, Ramon Muntaner, Ausiàs Marc ou Joanot Martorell, sont écrites en catalan.
La Catalogne se transforme en une grande puissance européenne qui arrive jusqu’à la Sardaigne, la Sicile, Naples et même Athènes. L’historien Pierre Vilar affirme qu’au XIVe siècle, elle était un « État national exceptionnellement précoce, avec une conscience de primauté ». Précédemment, le roi Jacques Ier avait conquis Majorque (1231) et Valence (1238), et c’est pourquoi le catalan est actuellement parlé au-delà des frontières de la division autonome espagnole.
Mais cette plénitude ne va pas durer longtemps : la crise catalane arrive à la fin du XIVe siècle par une combinaison de fin de dynastie, d’épuisement militaire et de conflits sociaux. En 1469 a lieu le mariage entre Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille. Les deux couronnes sont maintenues, mais dès lors sur la tête d’un seul roi. Ce « vivre ensemble séparément » explique que ce soit uniquement au nom de la Castille, en 1492, que Christophe Colomb découvre l’Amérique. La Méditerranée cesse d’être le centre du monde, et la Catalogne reste en marge de la conquête de l’Amérique.
La guerre de Trente Ans, où s’affrontent l’Espagne et la France, se termine par la signature du traité des Pyrénées en 1659, par lequel la principauté de Catalogne est séparée des comtés de Roussillon, Conflent, Vallespir, Capcir, et d’une partie de celui de Cerdagne, qui passent sous souveraineté française. La Catalogne sauve ses institutions mais perd l’unité politique avec le nord de son territoire.
Pendant ces années, le roi Philippe IV reçoit comme conseil du comte-duc d’Olivares de réduire tous les royaumes d’Espagne « suivant le style et les lois de Castille, sans aucune différence » — selon l’historien John H. Elliott, les Habsbourg étaient des rois absolus en Castille et des monarques constitutionnels en Aragon.
Ces différences prennent rapidement fin. Au début du XVIIIe siècle meurt, sans descendance, le dernier roi hispanique de la maison de Habsbourg, Charles II, qui désigne comme héritier du trône le duc Philippe d’Anjou, petit-fils du roi de France Louis XIV, qui deviendra Philippe V, premier roi Bourbon en Espagne. Mais l’archiduc Charles d’Autriche désire également la couronne d’Espagne. Une partie de la Couronne d’Aragon (Catalogne, Valence et Majorque) se range du côté de l’archiduc. Le traité d’Utrecht (1713) laisse la Catalogne seule dans ce combat. Après 13 mois de résistance héroïque, elle cède, et les troupes franco-castillanes entrent dans Barcelone le 11 septembre 1714. Philippe V applique contre les Catalans de dures représailles, qui comprennent l’interdiction de la langue catalane et la fermeture de l’université de Barcelone. C’est en souvenir de ce dernier jour de libertés constitutionnelles que la fête nationale de Catalogne a lieu le 11 septembre.
Essor économique et culturel
Ce n’est qu’en 1778 que le roi Charles III autorise le port de Barcelone à faire du commerce direct avec l’Amérique. La Catalogne s’est relevée de sa défaite militaire. Elle vit sa propre révolution industrielle, à la différence de la majorité des régions agricoles d’Espagne. La première usine à vapeur du pays ouvre à Barcelone en 1832. C’est l’époque où les Catalans sont connus comme étant les « Hollandais de l’Espagne » . En 1848 est inaugurée la première ligne ferroviaire de l’Espagne péninsulaire entre Barcelone et Mataró, en 1888 Barcelone organise l’Exposition universelle, et en 1924 émet la première station radio du pays, Radio Barcelona.
Ce développement économique de la Catalogne explique « La Renaixença » : la récupération du catalan (que le peuple a continué de parler) comme langue de création littéraire. Les premiers géants de la littérature catalane contemporaine apparaissent : Aribau, Verdaguer, Maragall ou Guimerà, qui seront plus tard suivis de Josep Pla, Mercè Rodoreda ou Salvador Espriu. L’Art nouveau (ou Modern Style), qui est appelé en Catalogne « Modernisme », est illustré par des architectes comme Gaudí ou Domènech y Montaner. À la fin du XIXe siècle, Pablo Picasso vit et expose en Catalogne, avant de s’installer à Paris. Joan Miró et Salvador Dalí sont également catalans.
Le catalanisme, courant politique autonomiste, connaît une forte impulsion en 1898, lorsque Cuba, dernier territoire d’outremer de l’empire espagnol en Amérique, est déclaré indépendant. Enric Prat de la Riba, dans son essai La nacionalitat catalana paru en 1906, conclut que la conscience des Catalans d’être un peuple différencié s’explique par le fait que leur terre forme une nation, sa constitution étant un processus naturel qui réapparaît comme la vie au printemps après la torpeur hivernale. Prat de la Riba présidera la Mancomunitat, embryon de la communauté autonome qui développera les téléphones, les routes, les bibliothèques, les dispensaires et l’Institut des études catalanes, lequel publiera une grammaire et un dictionnaire modernes, sous la signature du linguiste Pompeu Fabra.
Une nouvelle dictature militaire, sous le règne d’Alphonse XIII, met un terme à la Mancomunitat. Le 14 avril 1931, la Gauche républicaine de Catalogne (Esquerra Republicana de Catalunya) gagne les élections municipales et Francesc Macià proclame la République catalane. Après deux jours de négociations avec Madrid, la Catalogne récupère son séculaire gouvernement autonome, la Generalitat.
Une identité républicaine
La tentative de transformation sociale de la IIe République espagnole échoue. Les tensions débouchent en 1936 sur un coup d’État dirigé par le général Franco, qui donne lieu à la guerre civile espagnole. La Catalogne est fidèle à la République mais l’armée républicaine, en constant retrait depuis la bataille de l’Èbre débutée à l’été 1938, ne peut pas freiner les troupes franquistes. Barcelone et de nombreuses autres communes catalanes sont bombardées par l’aviation de Mussolini, alliée de Franco. Winston Churchill dit à la Chambre des communes, en 1940, au cours d’un discours qui sera connu sous le nom de « This was their finest hour » : « Je veux croire que nos compatriotes seront capables d’affronter la gravité du calvaire qui se rapproche, comme l’a fait le courageux peuple de Barcelone. »
La victoire franquiste de 1939 entraîne l’abrogation de l’autonomie catalane, et la fin de l’enseignement en catalan. Des milliers de Catalans républicains sont exécutés, parmi lesquels le président Lluís Companys, détenu en France occupée par l’Allemagne nazie, torturé à Madrid et assassiné à Barcelone après un simulacre de procès.
À la mort du dictateur, en 1975, toutes les forces catalanes clandestines commencent une vigoureuse campagne pour récupérer l’autonomie. Madrid est conscient que sans la reconnaissance de la Catalogne, la démocratie sera difficile à établir en Espagne. Le gouvernement d’Adolfo Suárez entre en contact avec le président en exil de la Generalitat, Josep Tarradellas, qui vit à Saint-Martin-le-Beau, et le fait revenir triomphalement à Barcelone. La Constitution espagnole est approuvée en 1978, le statut d’autonomie de la Catalogne en 1979, et en 1980 se tiennent des élections au Parlement de Catalogne. Le nouveau président est Jordi Pujol, un catholique qui vient du monde de la finance, un activiste que le régime franquiste a torturé et emprisonné dans les années 1970.
Pujol gagnera six élections consécutives et gouvernera jusqu’en 2003. Il recherchera une alliance avec la Couronne espagnole, mettra en place TV3, la Télévision de Catalogne, renforcera la santé publique, développera une remarquable politique extérieure catalane et contribuera à la stabilité politique et économique de l’Espagne qui, en 1986, intègre l’Union européenne. Seule une figure politique fera de l’ombre à Pujol, le socialiste Pasqual Maragall, maire lors des Jeux olympiques de 1992 qui permettront de moderniser la ville et de la placer sur la carte des grandes cités du monde. Ce sera Maragall qui, à la tête d’un gouvernement de socialistes, républicains et écologistes, deviendra président de la Generalitat en 2003.
Pendant ce temps, la droite espagnole de José María Aznar déploie une bataille culturelle par la renationalisation castillane de l’Espagne. Lors d’une tentative d’établir des règles de jeu définitives, le Parlement de Catalogne envoie en 2005 à Madrid un nouveau projet de statut, qui reprend dans son préambule que la Catalogne se considère comme une nation. Une immense majorité de Catalans n’est d’accord ni avec le système de financement jugé insuffisant (les étroitesses budgétaires combinées aux effets de la crise financière mondiale de 2008 obligeront à des réductions dans les services publics), ni avec l’absence de reconnaissance d’une réalité nationale catalane. Le projet est envoyé à Madrid avec 90 % d’appui parlementaire, mais le Parti populaire le conteste devant le Tribunal constitutionnel après avoir recueilli 4 millions de signatures contre ce statut dans les rues d’Espagne. En 2010, la majorité conservatrice de la Haute Cour met hors la loi certains des articles du texte statutaire catalan.
Cette sentence sera le début du processus politique vers l’indépendance de la Catalogne. Le parti fondé par Jordi Pujol, Convergència Democràtica de Catalunya, abandonne l’autonomisme et plaide pour transformer la Catalogne en un nouvel État d’Europe. Le 9 novembre 2014, la Generalitat organise une consultation non contraignante où il est demandé aux Catalans, pour la première fois de l’histoire, s’ils souhaitent que la Catalogne soit un État indépendant. La moitié de la population vote et 80 % des votants sont en faveur de l’indépendance. Le président espagnol, Mariano Rajoy, refuse de prendre en compte les revendications catalanes. Le président de la Generalitat, Artur Mas, et trois de ses conseillers sont jugés en raison de l’organisation de cette consultation. Un an après, les partis indépendantistes obtiennent la majorité absolue et proposent d’arriver à l’indépendance dans un délai de 18 mois.
Un référendum pour l’indépendance
En septembre 2017, Madrid envoie des milliers de policiers venus de toute l’Espagne en Catalogne, afin d’empêcher la tenue du référendum sur l’indépendance, qui a été annoncé. Toutefois, une organisation populaire parvient, le 1er octobre au matin, à constituer les bureaux de vote et à leur fournir les urnes — que la police espagnole cherchait en vain. Sur les bulletins, il est demandé : « Souhaitez-vous que la Catalogne soit un État indépendant sous forme de République ? » Les forces de l’ordre chargent violemment les votants dans de nombreuses écoles ; malgré ça, 43 % des électeurs (2,2 millions sur 5,3 millions) parviennent à déposer leur bulletin. Le « oui » l’emporte à 90,1 % (près de 2 millions de suffrages). Ni le gouvernement espagnol, ni la communauté internationale ne reconnaissent la validité de la consultation.
Après quatre semaines, durant lesquelles le président de la Généralité de Catalogne Carles Puigdemont attend de Madrid une offre de négociation qui n’arrive pas (ni aucune médiation internationale concrète), le 27 octobre 2017, la Chambre catalane approuve la déclaration qui proclame la République catalane. Immédiatement, le Sénat espagnol suspend l’autonomie de la Catalogne. Une partie du gouvernement catalan, dirigée par Puigdemont, prend le chemin de l’exil. En Belgique, après une déclaration devant la justice, ils restent en liberté. Les membres du gouvernement catalan, parmi lesquels le vice-président Oriol Junqueras, qui décident de se livrer à la justice espagnole sont emprisonnés.
Le jugement des leaders indépendantistes, qui comptent la présidente du Parlement Carme Forcadell, débute au Tribunal suprême en février 2019. En octobre, ils sont condamnés à des peines de prison allant de 9 à 13 ans pour délit de sédition. Au vu de la sentence, de nombreuses protestations ont lieu dans les rues de la Catalogne.
En 2021, les partis indépendantistes obtiennent à nouveau la majorité et le gouvernement espagnol accorde une grâce aux politiciens emprisonnés. Puigdemont et deux de ses conseillers obtiennent trois sièges au Parlement de Strasbourg.
Le conflit politique entre la Catalogne et l’État espagnol s’est désenflammé, mais il est loin d’être résolu. Le « printemps » dont parlait Prat de la Riba se manifeste toujours. La Catalogne continue de rechercher son espace dans le monde politique, avec plus de désir que de stratégie, et plus de raisons avancées que de capacité à les démontrer.