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Dans la rue comme sur la toile, des millions d’Iraniens défient actuellement le régime théocratique de Téhéran pour réclamer davantage de droits pour les femmes et de liberté pour la société tout entière. Acculé par les revendications du peuple, le pouvoir se retrouve face à des contestations massives qu’il repousse par une sévère répression.
Par Philippe Gortych
Depuis la mi-septembre, en Iran la colère gronde, enfle — et elle n’est pas prête de retomber. Les plus hauts dignitaires du pays, au premier rang desquels le Guide suprême l’ayatollah Ali Khamenei (83 ans), sont confrontés au plus grand mouvement de révolte depuis la révolution islamique de 1979 et le renversement de la monarchie. Épicentre de cette révolte, la mort de Mahsa Amini, une jeune femme de 22 ans originaire du Kurdistan iranien qui a été rouée de coups par la police des mœurs à Téhéran pour avoir porté son voile de manière inappropriée. À la suite de son décès, le pouvoir a nié l’usage de la violence et évoqué un possible malaise cardiaque. Cet évènement tragique a provoqué un mouvement de révolte dirigé contre le régime islamique, gagnant les rues, les universités et même les écoles.
Un pouvoir sclérosé
Sous la gouvernance d’un pouvoir fanatiquement religieux dont les décisions, malgré les apparences d’une démocratie et d’une souveraineté populaire, sont articulées autour du bon vouloir du seul Guide de la Révolution qui contrôle tout et a le droit de véto sur tout, les Iraniens — et les jeunes en particulier — étouffent de plus en plus. Et pour cause, dans ce pays de 86 millions d’habitants, plus des deux tiers ont moins de 30 ans et l’âge moyen est de 32 ans. La mort de Mahsa Amini est en réalité la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, car le voile obligatoire imposé aux Iraniennes en 1979 est loin d’être le seul motif de colère de la jeunesse du pays qui semble avoir pris conscience qu’elle a enfin une carte à jouer pour son avenir.
Écrasés par un État islamique déconnecté des préoccupations de sa population, les Iraniens ont progressivement perdu leurs libertés. De plus, les gens doivent faire face à une conjoncture économique désastreuse provoquée notamment par les sanctions économiques dont Téhéran a écopé ces dernières années. Le chômage conduit parfois les jeunes sur les sentiers du désespoir : la dépression, la drogue et la prostitution. Dans ce contexte, le pays est victime depuis de très nombreuses années d’une « fuite des cerveaux » et se classe au 2e rang mondial en la matière.
Pour toutes ces raisons, l’Iran fait aujourd’hui partie des pays les plus malheureux au monde et une importante partie de ses habitants sont nostalgiques de l’époque précédant la révolution. Rongés par la colère et déterminés à en découdre avec une théocratie insouciante du bien-être des gens, les Iraniens essaient de précipiter la fin du régime islamique et la mise en place de plus d’égalité et de liberté. Et si les hommes prennent activement part à ce mouvement, c’est car « ils ont compris que la voie royale pour sortir de la République islamique passe par la libération des femmes », explique Mahnaz Shirali, sociologue et politologue iranienne.
Violentes répressions
L’annonce du décès de Mahsa Amini a provoqué un enchaînement très rapide de mouvements de révolte dans l’espace public, de la part des jeunes mais pas uniquement. On y voit par exemple des femmes enlever leur voile en scandant le slogan « Femme, Vie, Liberté ». Femmes et hommes bravent les forces de l’ordre au risque de leur vie. Dans les cortèges de manifestations, on entend aussi des slogans plus virulents, comme « Mort au dictateur », en référence au Guide suprême. Les scènes de répression du régime de Téhéran qui ont été diffusées par les médias se caractérisent par une grande cruauté envers les contestataires, sur lesquels la police n’hésite pas à tirer à balles réelles. Parmi les témoignages de manifestants qui ont été relayés, celui d’une habitante de Téhéran présente la situation de manière aussi brutale que réaliste : « La République islamique est un groupe terroriste. Elle n’en a rien à faire de rien, à part montrer sa force aux yeux du monde » ; avant d’ajouter que « la République islamique n’est pas l’Iran ».
Dès les premières vagues de manifestations, le régime a procédé à des coupures d’internet intempestives comme moyen de répression. Meilleurs alliés des contestataires et pires ennemis du régime, les réseaux sociaux ont un rôle majeur depuis le début du mouvement. Leurs principaux usagers sont les jeunes de la génération Z, nés entre 1997 et 2010, qui jouent les premiers violons dans cette révolte. Cette génération, qui veut montrer qu’elle n’a peur de rien ni de personne, réclame davantage de droits humains et un mode de vie plus occidental, notamment la liberté de dire ce qu’elle veut, d’écouter la musique qu’elle aime ou de mettre un terme à l’apartheid sexuel. En guise d’exemple, en octobre, dans la cantine d’une université, des étudiants sont allés jusqu’à détruire la cloison qui séparait les jeunes femmes des jeunes hommes.
Aactes blasphématoires
Les protagonistes du soulèvement actuel mènent leur combat dans la rue comme sur internet. Parmi les scènes les plus fréquentes que l’on peut observer, des jeunes femmes sans voile en train de se couper la queue de cheval ou de jeter leur foulard au feu face à la caméra. Autre forme de protestation, des jeunes qui arrachent les turbans des chefs religieux en pleine rue. Des scènes de provocation vis-à-vis du régime théocratique, et qui sont ces temps-ci légion sur les réseaux sociaux. Les gestes blasphématoires sont observés jusque dans les écoles primaires, où par exemple de jeunes élèves dans une salle de classe ont fait un bras d’honneur en direction d’un portrait religieux accroché au mur.
On le voit bien, le soulèvement des Iraniens semble être allé trop loin pour qu’ils soient prêts à abandonner leur combat pour la liberté, malgré le niveau très élevé de la répression. En effet, début novembre, au 50e jour du conflit, on pouvait déjà comptabiliser plus de 300 morts et 14 000 arrestations.
Loi du Talon
L’immense esprit de combativité par lequel est animé ce mouvement de contestation inédit exaspère à tel point le pouvoir que, début novembre, une large majorité de députés issus de diverses factions islamiques ont réclamé à la justice l’application de la loi du talion envers les « ennemis de Dieu » que sont pour eux les émeutiers. Selon la charia, toute personne qualifiée d’ennemi de Dieu encourt la peine de mort. Plus de 40 ans après la révolution, le régime de Téhéran se retrouve dans une situation très incertaine avec cette révolte, la plus longue que le pays ait jamais connu. Jamais l’Iran des ayatollahs n’a été confronté à un tel degré de désobéissance. Le chef des Gardiens de la Révolution, voulant en finir, a lancé fin octobre aux manifestants : « Aujourd’hui est le dernier jour des émeutes. » Or, dans les jours suivants, ces dernières ont repris de plus belle.
Qui aurait pu prédire un tel scénario en début d’année ? Les évènements des dernières semaines doivent-ils être qualifiés de révolte ou de révolution ? S’il semble bien difficile de prévoir le dénouement de cette crise, il reste à espérer que le bras de fer opposant les contestataires au régime théocratique de Téhéran ne plongera pas le pays dans une guerre civile.