Alors que les puissances mondiales affichent leur volonté de conquête spatiale, 62 % de la surface terrestre demeure mal connue : les fonds marins. Ces espaces, situés à plus de 1 000 m de profondeur, apparaissent aujourd’hui comme un enjeu géostratégique majeur et une source de richesses inexploitées.
Par Alice De Graeve
L’investissement « dans le champ des fonds marins » est l’un des dix objectifs du plan France 2030 présenté par le Président Macron en octobre 2021. Pour un montant global de 30 milliards d’euros, France 2030 doit permettre de « mieux comprendre, mieux vivre, mieux produire », par un financement accordé aux secteurs de l’industrie, des transports, de l’énergie, de la culture, de la santé et de la science.
L’objectif « Grands fonds marins » de France 2030 a pour but d’enrichir la connaissance des espaces maritimes de la Zone économique exclusive (ZEE) française située à plus de 1 000 m de profondeur. L’enjeu est immense pour le pays, classé au 2e rang mondial en termes de ZEE, derrière les États-Unis, avec 11 millions de kilomètres carrés, dont 97 % situés en territoires ultramarins. Récemment, la Fondation de la mer a estimé que l’Hexagone avait la plus grande superficie de grands fonds marins. Dans son étude publiée le 2 juin 2022, elle précise que le pays possède 9,5 millions de kilomètres carrés de ZEE situés sous 1 000 m de profondeur, soit 93 % de sa surface totale.
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Explorer les fonds marins
Les grands fonds marins occupent 88 % du plancher océanique, soit environ 320 millions de kilomètres carrés. Pourtant, seulement 5 % de leur biodiversité est connue et 10 % des espèces y vivant sont répertoriées. L’exploration de ces espaces maritimes représente donc un enjeu scientifique colossal. Il s’agit de comprendre le fonctionnement de nouveaux écosystèmes ainsi que les formes de vie possibles dans des profondeurs marquées par une obscurité totale et une pression 1 000 fois supérieure à la pression atmosphérique. En outre, les fonds marins sont constitués de cheminées hydrothermales, parfois âgées de plusieurs dizaines de milliers d’années, dont la chaleur favorise le développement d’un écosystème qui nous est encore inconnu et qui peut être à l’origine des premières formes de vie sur terre.
Le ministère de la Mer a présenté, le 17 mars 2022, les premières missions d’exploration des grands fonds marins. Il s’agit, par le biais de drones sous-marins équipés de capteurs et capables d’atteindre 6 000 m de profondeur, de recueillir de nombreuses données géologiques, océanographiques, écologiques et biologiques. Des prélèvements seront également réalisés dans des zones de grandes profondeurs à l’aide de véhicules sous-marins téléguidés (Remotely Operated Underwater Vehicle, ROV). L’ensemble de ces données permettra de réaliser une cartographie « multiparamétrique de haute précision » des fonds marins français.
De manière plus localisée, la mission d’exploration s’intéressera aux risques géologiques et sismiques du volcan sous-marin au large de l’île de Mayotte, via des planeurs sous-marins à grande profondeur.
Pour permettre une exploration efficace et une récolte maximale de données, 300 millions d’euros du budget de France 2030 sont alloués à cette phase. L’objectif est de disposer de technologies innovantes et adaptées aux conditions d’exploration, mais aussi de bénéficier d’une analyse précise des données recueillies.
Enjeux géostratégiques
L’objectif « Grands fonds marins » est aussi l’occasion pour la France de s’imposer, sur le plan international, dans la conquête de ces espaces peu connus. Ils représentent des enjeux géostratégiques majeurs. La Chine, les États-Unis et la Russie ont déjà développé des technologies destinées à leur exploration, voire à leur exploitation, telles que des capteurs, des drones ou des sonars. Pékin possède notamment un sous-marin habité capable de descendre à 11 000 m.
France 2030 prévoit une action nationale innovante dans la course aux technologies sous-marines. L’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer) a récemment mis au point le drone Ulyx, capable de descendre à 6 000 m durant 48 h afin de collecter des données et cartographier les fonds marins. Il entrera en fonction dès 2022. Ifremer possède aussi le Nautile, sous-marin habité pouvant plonger à des profondeurs similaires. Aujourd’hui, l’Hexagone est le seul pays européen à disposer d’un sous-marin habité de cette capacité. À défaut d’être pionnier en termes d’exploration sous-marine, Paris peut s’immiscer parmi les grandes puissances déjà en lice et devenir leader à l’échelle européenne.
Par ailleurs, le contrôle et la surveillance des fonds marins apparaissent plus que jamais indispensables et la France, compte tenu de la superficie dont elle dispose, doit jouer sa partition. Ces dernières années, la hausse du trafic naval russe le long des câbles de télécommunications sous-marins a fait émerger des inquiétudes au sein du monde occidental. En août 2021, un navire espion russe équipé d’un sous-marin a suivi le tracé des câbles reliant l’Irlande aux États-Unis, par lesquels transitent 97 % des communications mondiales. Alors que Moscou a déclenché une guerre sur le sol européen en février dernier, l’armée française doit impérativement être en mesure de surveiller les infrastructures stratégiques.
De l’exploration à l’exploitation ?
Outre le contrôle des infrastructures sous-marines et l’innovation technologique dans le secteur, l’exploitation des ressources présentes dans ces espaces maritimes fait d’ores et déjà l’objet de rivalités. En 2021, la Chine a testé son collecteur de nodules polymétalliques. Le Japon, de son côté, prévoit une entrée en phase d’exploitation des ressources sous-marines d’ici 2028. Enfin, plusieurs entreprises américaines ont obtenu des licences d’exploration et d’exploitation de nickel et de cobalt.
En Europe, l’Allemagne et la Belgique ont expérimenté le ramassage de nodules polymétalliques, tandis que la Norvège envisage de débuter ses activités minières sous-marines d’ici 2024. Pour rester dans la course aux grands fonds marins, la France devra peut-être amorcer rapidement une phase d’exploitation des ressources.
Cependant, l’objectif « Grands fonds marins » soulève des craintes parmi les associations et ONG, qui redoutent que l’exploitation suive rapidement la phase d’exploration, et détruise les écosystèmes maritimes. Ces craintes ont été formulées lors du Congrès mondial de la nature, organisé en septembre 2021 à Marseille. L’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) a adopté une motion demandant un moratoire sur l’exploitation minière sous-marine. Alors que 60 % des États ont ratifié cette mesure, la France s’est abstenue, semant le doute sur ses intentions à long terme.
Les fonds marins regorgent de métaux et matériaux aujourd’hui convoités du fait de l’épuisement des ressources terrestres. Les nodules polymétalliques, présents dans l’ensemble des océans, sont notamment riches en fer, en manganèse, en nickel, en cuivre, en cobalt ou en terres rares. D’autres fonds marins peuvent contenir des métaux précieux comme du platine, de l’or ou encore de l’argent.
Cependant, la mission d’information du Sénat sur « l’exploration, la protection et l’exploitation des fonds marins » estime, dans son rapport présenté le 21 juin 2022, qu’il est prématuré de se prononcer sur la possibilité d’exploitation de ces ressources, cette exploitation représentant encore de nombreux risques pour l’équilibre de la structure géologique et de l’écosystème de ces espaces.