La consolidation de la coopération bilatérale entre la France et le Kazakhstan dévoile les enjeux stratégiques et géopolitiques majeurs en Asie centrale, scellant une alliance prometteuse sur l’échiquier international.
Par Feliana Citradewi
L’Asie centrale, comprenant des nations clés comme le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Kirghizstan, a historiquement été un carrefour entre l’Europe, la Russie et la Chine, enrichi par les échanges le long de la Route de la soie.
Sa richesse en réserves naturelles de pétrole, de gaz, d’uranium et de métaux rares accentue son importance stratégique au XXIe siècle, notamment pour les grandes puissances cherchant à sécuriser leur accès à ces matières premières. L’intérêt de la France pour cette région n’est donc pas anodin : les enjeux posés par les démarches globales actuelles de transition énergétique modifient les rapports de dépendance avec les nations capables de fournir les ressources cruciales à cette évolution.
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De plus, avec une situation géopolitique éruptive, marquée par la guerre en Ukraine depuis le 22 février 2022 et les tensions régionales exacerbées par la crise aiguë au Proche-Orient, la France et le Kazakhstan cherchent à renforcer leur autonomie stratégique. La visite d’Emmanuel Macron, les 1er et 2 novembre, aux deux géants de l’Asie centrale, le Kazakhstan et l’Ouzbékistan, souligne l’ambition française de diversifier ses alliances, au-delà des influences russes, chinoises et turques dominantes.
En tant que plus grand pays de cette région (2 724 900 km², soit le 9e au monde par sa superficie), le Kazakhstan occupe une position géographique stratégique, à la croisée des continents. À cet atout s’ajoutent l’importance de ses ressources et de son développement économique et politique, qui le rendent incontournable pour les nations cherchant à renforcer leurs liens de confiance avec cette zone d’influence croissante. Sur le plan économique, le pays a un PIB qui a dépassé 225 milliards de dollars en 2022 (+3,2 %) et un PIB par habitant de 11 500 dollars (+0,7 %), concentrant près de 50 % du PIB de toute l’Asie centrale.
Des relations bilatérales solides avec les nations de cette région, et spécifiquement avec le Kazakhstan, représentent depuis ces dernières années un enjeu croissant pour les grandes puissances, ainsi qu’une source d’opportunités pour engager des coopérations prometteuses.
L’empreinte française en Asie centrale via le Kazakhstan
L’ascension du Kazakhstan sur la scène internationale, pilotée par son Président Kassym-Jomart Tokayev, se distingue par une série de réformes politiques engagées sous l’intitulé « Nouveau Kazakhstan : le chemin du renouveau et de la modernisation », et par une ouverture accrue sur le monde. Paris perçoit Astana comme un allié potentiel dans cette région. Le Kazakhstan est le 1er partenaire commercial de la France en Asie centrale, tandis que la France est le 5e investisseur étranger au Kazakhstan, surpassant la Chine, en partie grâce à l’implantation de TotalEnergies, Orano, et d’autres fleurons de l’industrie française. La montée en puissance du géant de l’Asie centrale comme nouvelle destination d’investissement est palpable.
Le pays réalise des avancées significatives dans le développement de projets d’envergure dans le secteur de l’énergie, en collaboration avec des partenaires étrangers, et notamment français comme en témoigne l’accord entre KazMunayGaz et Air Liquide pour ériger une unité de production d’hydrogène. De plus, avec des initiatives ambitieuses comme le Plan de développement 2025 et des investissements étrangers croissants, le Kazakhstan s’efforce également de diversifier son économie au-delà des secteurs traditionnels que sont le pétrole et le gaz. Par ce processus, il vise à s’affirmer sur l’échiquier économique régional et global.
Les échanges bilatéraux croissants entre la France et le Kazakhstan ont atteint 5,3 milliards d’euros en 2022, essentiellement dans le secteur des hydrocarbures. Les interactions commerciales entre les deux nations ont progressé de 15 % en 2021, avec une augmentation notable de 30 % des importations françaises, atteignant la somme de 2,05 milliards d’euros cette année-là. Le Kazakhstan est aussi devenu le second fournisseur de pétrole brut de la France. Lors de sa visite à Paris en novembre 2022, le Président Tokayev, francophone, a été reçu par le Président Macron, consolidant ainsi les liens bilatéraux et explorant de nouvelles perspectives de coopération. Un an plus tard, ce fut au tour du Président français de se rendre à Astana pour accélérer le calendrier de ce partenariat stratégique.
France-Kazakhstan
Une feuille de route pour une coopération économique renforcée
L’attachement historique de la France à la région remonte à la dissolution de l’Union soviétique, quand François Mitterrand s’était distingué en étant le premier dirigeant européen à se rendre officiellement au Kazakhstan devenu indépendant, en 1993. Par la suite, cette tradition a été perpétuée avec les visites des présidents Nicolas Sarkozy en 2009, François Hollande en 2014 et Emmanuel Macron en 2023.
La signature, le 12 mai 2021 à Astana (appelée alors Nur-Sultan), d’une feuille de route conjointe pour la coopération économique et d’investissement jusqu’en 2030, permet de franchir une étape supplémentaire dans les relations franco-kazakhstanaises. Cela témoigne de la volonté de la France de renforcer ses liens économiques et ses investissements au Kazakhstan, et de consolider une collaboration de plus de deux décennies, centrée sur l’énergie, la construction de matériel ferroviaire et aéronautique, l’agriculture et le secteur agroalimentaire, le développement numérique, la technologie spatiale et l’industrie pharmaceutique. Les contrats envisagés dans ces deux derniers secteurs ouvrent la porte à une coopération technologique enrichie et diversifiée.
Dans le domaine de l’énergie, le Kazakhstan détient d’importantes réserves d’uranium et en est le plus grand producteur mondial ; 70 % de l’électricité dans l’Hexagone provenant de l’énergie nucléaire, un partenariat approfondi garantirait à la France un approvisionnement régulier pour ses réacteurs. Astana lui fournit déjà près de 40 % de ses besoins en uranium. De son côté, la France se positionne parmi les prétendants pour le projet de construction de la première centrale nucléaire au Kazakhstan, un projet qui sera soumis à référendum avant la fin de l’année. La société française Orano, acteur majeur de l’énergie nucléaire et du traitement de ses combustibles, est déjà en opération dans l’exploitation d’une mine sur place.
Récemment, l’accent a été également mis sur d’autres axes de développement, tels que la santé, la ville durable, la transition énergétique, mais aussi la culture. Concernant ce dernier sujet, le Kazakhstan joue de son soft power et de son rayonnement, notamment dans l’industrie musicale avec la Q-pop (pour Qazaq pop, en référence à la K-Pop [pour Korean pop]). Le chanteur Dimash Qudaïberguen, mondialement connu pour ses performances vocales hors normes, a d’abord connu un grand succès en Chine, puis dans le monde avec la reprise d’une non moins célèbre chanson française, SOS d’un Terrien en détresse, ajoutant un clin d’œil au trait d’union entre les deux pays. Depuis 2018, l’Ambassade du Kazakhstan en France organise chaque année des évènements culturels divers et variés dans le cadre du programme « Automne kazakhstanais en France ».
Technologies numériques : le futur économique du Kazakhstan
Le Kazakhstan mise en grande partie sur l’essor des technologies numériques pour accélérer son développement économique. Certains axes de diversification sont l’impression 3D, le commerce électronique (e-commerce), le mobile banking, ou les services numériques dans la santé et l’éducation. La 15e session de la Commission intergouvernementale franco-kazakhstanaise a permis de jeter les bases de projets conjoints dans des secteurs comme la santé numérique et les systèmes biométriques, avec un accent porté sur la digitalisation. Plus de 170 entreprises aux capitaux français opèrent déjà au Kazakhstan, témoignant de l’interdépendance croissante des deux nations dans le domaine numérique.
Cette collaboration industrielle bilatérale s’est illustrée par plusieurs partenariats entre Astana et de grands groupes français, comme celui avec Airbus Defence and Space pour la production de satellites de communication, annoncé le 18 mai 2023. Lors de discussions ultérieures avec une autre entreprise franco-italienne, Thales Alenia Space, des projets communs pour le remplacement des satellites KazSat et des satellites de télédétection ont été annoncés. De plus, une initiative conjointe en vue de la construction d’une installation d’assemblage et de test pour la production de vaisseaux spatiaux et de satellites a été actée. Un accord relatif au secteur de la santé ainsi qu’un mémorandum de coopération ont été signés entre le ministère de l’Économie nationale de la République du Kazakhstan et l’Agence français de développement (AFD) en 2021.
Ces grandes entreprises françaises, comme Airbus, Air Liquide, Vicat, Saint-Gobain, Thales ou Alstom, entre autres, emploient des milliers de personnes au Kazakhstan. Air Liquide par exemple, au travers de sa filiale Air Liquide Munay Tech Gases (ALMTG) détenue à 75 %, a investi jusqu’à 86 millions d’euros pour acquérir des unités de production d’hydrogène et d’azote auprès de la raffinerie d’Atyraou. En consolidant ces relations bilatérales, la France aspire non seulement à confirmer sa présence dans la région, mais aussi à contribuer activement aux initiatives de modernisation technologique et de développement durable du pays.
La saga technologique kazakhstanaise
Le décollage du minage de cryptomonnaie
Le Kazakhstan s’est investi dans un domaine technologique de pointe, la blockchain, et en particulier le minage cryptographique. Cela est apparu de manière éclatante, en 2021, au moment où la Chine a ordonné sur son territoire une vague de fermetures de mines de cryptomonnaies, entraînant même un exode de mineurs chinois vers le Kazakhstan, apportant avec eux leur matériel de minage.
L’activité de minage de cryptomonnaies consiste en des opérations complexes effectuées par des ordinateurs pour vérifier et authentifier les transactions et confirmer l’envoi ainsi que la réception des cryptomonnaies. Cette activité a propulsé le Kazakhstan au rang de 2e plus grand contributeur au réseau bitcoin début 2021, fournissant 18,1 % de l’extraction globale de bitcoins, derrière les États-Unis (35,4 %). Cette dynamique a été maximale jusqu’en 2020, quand le pays a investi près de 190 millions de dollars pour l’ouverture de 13 fermes minières, plus 4 autres en projet, appelant à un investissement étranger de plus de 300 millions de dollars.
Néanmoins, cet élan a fortement infléchi à partir de 2021, notamment en raison de l’immense besoin d’énergie électrique de ces tâches de minage. Emboîtant le pas au Gouvernement chinois, le ministère de l’Énergie du Kazakhstan, face à la consommation croissante, a été poussé à plafonner la fourniture d’électricité pour cette industrie à 100 MW. Des villes comme Almaty ont été frappées par des perturbations dans les centrales à charbon en octobre 2021, entraînant des coupures régulières d’électricité.
Le Kazakhstan a rencontré sur sa trajectoire un obstacle imprévu lorsque, début 2022, une coupure d’Internet sans précédent, gelant pendant plusieurs heures l’ensemble de l’industrie de minage, a engendré une baisse marquée de la puissance de calcul globale du réseau bitcoin.
À cela s’ajoute la brutale chute de valeur du bitcoin (et des cryptomonnaies en général) d’environ 75 %, qui a rendu les activités de minage moins rentables, au moment où le coût de l’électricité augmentait dans le pays. Ces circonstances ont repoussé le Kazakhstan au 7e rang des pays mineurs de cryptomonnaies.
Cet état de fait met en lumière la complexité de ce marché, où l’on se heurte à des difficultés de taille en termes d’infrastructures et d’énergie. La France, initialement réticente envers les cryptomonnaies, a dépassé ses appréhensions pour s’ériger en acteur européen majeur dans ce domaine, forte de ses licornes emblématiques telles que Ledger, Sorare ou encore The Sandbox.
Dans ce contexte, Paris pourrait apporter une aide considérable en matière de production d’énergie stable, grâce à son expertise sur la construction de centrales nucléaires, offrant ainsi aux entreprises françaises œuvrant dans le domaine du minage une plus-value dans le cadre d’une collaboration technologique étroite et privilégiée avec le Kazakhstan.
Le Kazakhstan : précurseur du développement durable
Le Kazakhstan se révèle une figure de proue en matière de développement durable, comme l’illustrent plusieurs initiatives d’ampleur. En 2013, le pays a lancé le Plan d’économie verte, un des programmes les plus ambitieux entre Europe et Asie centrale, soutenu par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), L’objectif est de satisfaire 50 % de ses besoins énergétiques d’ici 2050 par des sources alternatives et renouvelables. Cette priorité englobe la recherche d’un nouveau modèle de croissance économique plus vert et une productivité accrue, le tout dans un cadre de développement durable. L’adoption de la Stratégie sur l’atteinte de la neutralité carbone d’ici 2060, approuvée par le Président du Kazakhstan le 2 février 2023, converge vers cette ambition.
L’engagement pour le développement durable prend également corps dans le cadre de projets visant les secteurs industriel et agricole, avec en particulier une gestion modernisée de l’énergie, de l’eau, du logement et des infrastructures communales dans le but d’améliorer les conditions de vie des populations. Ces projets clés sont susceptibles de voir l’émergence d’initiatives franco-kazakhstanaises conjointes, notamment dans l’hydroélectricité, l’assainissement, l’irrigation et l’approvisionnement en eau, domaines que maîtrise la France.
Partageant des visées écologiques similaires, tout en étant dotés de ressources naturelles et technologiques différentes et complémentaires, les deux pays ont jeté les bases d’une coopération fructueuse. Le Kazakhstan, riche en métaux rares, pourrait jouer un rôle central dans la fabrication d’une vaste gamme de technologies vertes, allant de la fabrication d’éoliennes à celle de batteries pour véhicules électriques.
Ainsi, cette coopération bilatérale élargie, aux multiples facettes, se révèle être une symbiose prometteuse. Elle permet à la France de renforcer sa présence stratégique en Asie centrale de manière pérenne, et de se garantir un accès à des ressources indispensables de plus en plus prisées mondialement pour la transition écologique, tout en offrant au Kazakhstan des moyens et leviers de réaliser ses ambitions de progrès et diversification économique, de modernisation, et de jouer un rôle significatif croissant sur la scène géopolitique globale.