Laoukein Kourayo Médard a été nommé en octobre 2022 à la tête de ce département, qu’il a déjà dirigé il y a 15 ans. Ce spécialiste de l’agriculture entend relancer le secteur qui, en dépit d’un énorme potentiel, peine à se développer.
Propos recueillis par Laurent Bou Anich
Monsieur le Ministre, quel regard portez-vous sur le secteur agricole tchadien ?
Notre pays regorge de potentialités agricoles qui ne sont toujours pas exploitées. Il y a 39 millions d’hectares de terres exploitables, dont nous n’exploitons que 6 %. Nous avons d’énormes ressources en eau, que ce soit des eaux souterraines ou des eaux de surface. Mais encore aujourd’hui le Tchad souffre de famine. Encore aujourd’hui le Tchad importe des céréales des autres pays. C’est quand même un paradoxe. Du côté du désert, l’eau peut être puisée à moins d’un mètre et être utilisée pour des cultures de contre-saison. Personne n’utilise cette eau, alors que l’agriculture en général a besoin de ce que nous appelons la maîtrise de l’eau. Regardez un peu du côté de l’Égypte, ou d’Israël, des pays à 90 % désertiques, dans lesquels les gens trouvent l’eau pour faire des cultures de goutte-à-goutte. Ils nourrissent leur population, et peuvent même exporter. Nous pouvons également cultiver dans les zones forestières du sud et alimenter le reste du pays en plantes à tubercule, telles que le manioc ou la patate, et aussi en mil.
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Aujourd’hui, malheureusement, nous sommes encore obligés pendant la période de soudure à avoir recours à l’Office national de sécurité alimentaire (Onasa), qui parfois vend les céréales à des prix subventionnés pour casser les prix des commerçants véreux sur nos marchés. Mais on ne peut pas compter sur l’Onasa pour stocker des produits. L’agriculture, l’élevage représentent 24 % du PIB, derrière le pétrole. Alors que les grandes puissances dans le monde sont sorties de la pauvreté à partir de l’agriculture, il faut « démentaliser » les Tchadiens qui pensent que l’agriculture, c’est l’affaire des pauvres.
Quels sont vos objectifs et priorités pour l’agriculture ?
Le premier message du Président, lorsqu’il nous a reçus, a été de nous demander d’arriver à installer dans notre pays l’autosuffisance alimentaire et nutritionnelle. Nous ne devons pas seulement produire, il faut aussi que ce soient des produits de qualité. Nous utilisons des pesticides chimiques et des herbicides et, quelles que soient les précautions que vous allez prendre, à la récolte vous allez toujours avoir 20 % de pesticides chimiques qui vont entrer dans le sol. Quand vous avez le produit dans l’assiette, mettez-vous dans la tête que vous allez absorber des pesticides chimiques, et c’est très dangereux. Dans l’Union européenne, c’est interdit depuis 2017, et c’est seulement maintenant que cela fait son apparition chez nous.
Ensuite, s’il y a du surplus, pourquoi pas exporter ? Aujourd’hui on n’exporte que les arachides, les oléagineux, et les cucurbitacées d’une manière générale ; pourquoi ne pas exporter du riz, des céréales ? Nous avons la possibilité de le faire. Ici, nous avons des terres qui inspirent la jalousie à nos voisins. Il suffit de changer les mentalités pour qu’on arrive à cette autosuffisance alimentaire et à avoir du surplus pour l’exportation. Et ça, je suis sûr qu’on le fera. Nous avons diversifié les filières, avec la filière arachide, la filière sésame qui fonctionne très bien. Les gens viennent de très loin pour acheter le sésame tchadien, qui est à 100 % bio, et qu’on ne trouve nulle part ailleurs.
Les gens pensent peut-être qu’avec des tracteurs on peut produire en grande quantité ; moi, je dis qu’avec des charrues on peut produire de la qualité. Nous sommes un pays où le désert avance de 2,8 km par an ; avec les tracteurs, on enlève les souches des arbres et un ou deux ans plus tard, c’est le sable qui reste. C’est nous qui favorisons l’avancée du désert avec les tracteurs. Les charrues peuvent aller n’importe où, dans n’importe quel coin du village, du pays, pour aider à produire.
Craignez-vous que la famine s’installe en 2023 ?
J’ai plutôt peur de 2024 parce que dans le Sahel, les famines viennent les années finissant par « 4 » tous les dix ans — 1944, 1954, 1964, 1974… —, ce qui a obligé le premier Président, Tombalbaye, à faire venir des vivres des États-Unis. On attend 2024… C’est automatique, tout comme les inondations qui viennent les années finissant par « 8 », également tous les dix ans. Je crois que c’est un fait naturel dans le Sahel. Même s’il n’y a pas de famine en 2023, je vous assure qu’il y en aura une en 2024, nous le savons d’avance, et il faut se préparer en conséquence.
Comment endiguer l’assèchement du lac Tchad ?
Pour la saison 2022-2023, nous assistons à un autre phénomène. Les inondations ont détruit 350 000 ha de culture, sans compter les dégâts matériels. Depuis début 1961, nous n’avions jamais assisté à une telle inondation. Nous risquons d’avoir encore une autre inondation terrible l’année prochaine s’il pleut, parce que le problème se trouve du côté du lac Tchad, alimenté par deux cours d’eau : l’Oubangui-Chari et le Logone. L’ensablement a créé une barrière qui les empêche d’aller dans le lit du lac. Il faut essayer de casser cette barrière. Le problème de l’assèchement du lac Tchad, c’est cette barrière qui bloque l’eau — et qui provoque par la suite des inondations. De plus, les membres de Boko Haram se cachent dans les îles pour commettre leurs forfaits et si toutes les îles sont inondées, ils devront chercher d’autres horizons et nous laisser un peu respirer.
Nous voulons cette année profiter de ces espaces, ces parcelles où l’eau s’est retirée pour faire des cultures de contre-saison, le long de la vallée du Logone et le long de la vallée du Chari jusqu’à la ville de Sahr. Vous savez qu’après la période de crue, l’eau qui s’est déversée laisse un limon fertile en se retirant. Il faut trouver une solution. Cette dernière ne peut être trouvée que par la Commission du bassin du lac Tchad. En novembre dernier, tous les chefs d’État membres de la Commission du lac Tchad se sont réunis à Abuja, cette année sous la présidence du Tchad.
Que peut-on vous souhaiter pour 2023 ?
Pour 2023 je souhaite qu’il y ait la stabilité et la paix dans notre pays, la cohésion sociale, une fraternité entre les fils de ce pays car maintenant, beaucoup de Tchadiens se regardent en chiens de faïence, ont entre eux une méfiance réciproque, ont peur l’un de l’autre. Pourquoi ? Parce que les différentes guerres n’ont pas seulement transformé les Tchadiens, elles les ont aussi déformés, et il faut bien cette cohésion. De nos jours, si vous surprenez deux Tchadiens qui se battent au bord de la route, votre réaction sera de les séparer, mais ces derniers vont se demander d’où vous venez, de quelle confession religieuse vous êtes… Il faut que le Tchad retrouve sa paix d’antan et la sérénité pour qu’il y ait un vivre-ensemble, une cohabitation pacifique, pour l’avenir de notre pays.