Elon Musk, génie de l’informatique et des affaires, a tout misé sur la conquête spatiale. Son entreprise, SpaceX, est devenue un partenaire incontournable pour les États-Unis. Il touche aujourd’hui du bout des doigts son rêve : conquérir la planète Mars.
Par Clément Airault
Le 23 avril dernier, le français Thomas Pesquet décollait avec trois autres astronautes depuis Cap Canaveral pour la Station spatiale internationale (ISS), non pas avec une navette Discovery, mais à bord d’un lanceur développé par une société privée, SpaceX, celle d’Elon Musk. Depuis 2020, l’exploration spatiale est entrée dans une nouvelle ère ; et pour le milliardaire qui rêve de conquérir Mars, c’est l’aboutissement d’une stratégie élaborée depuis plusieurs décennies.
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Le visionnaire
Elon Musk est devenu en quelques années l’un des hommes les plus riches et les plus influents de la planète. Né à Prétoria, en Afrique du Sud, en 1971, c’est un esprit brillant. Il a étudié l’informatique au Canada, d’où est originaire sa mère, puis aux États-Unis, notamment à Stanford, avant de s’installer en Californie. Il a été naturalisé citoyen américain en 2002.
Si Elon Musk avait un pouvoir, ce serait celui de savoir anticiper les grandes tendances. Il fonde en 1995 sa société Zip2, qui permet de mettre en ligne du contenu pour les entreprises, avant de la revendre quatre ans plus tard. À 28 ans, il est multimillionnaire. Ce bourreau de travail fourmille d’idées et lance une banque en ligne (X.com), laquelle fusionne rapidement avec PayPal, un système de paiement en ligne fondé en 1998 et qui connaît un succès fulgurant. L’homme d’affaires en fait une affaire florissante, et revend l’entreprise à eBay en 2002 pour 1,5 milliard de dollars. Sa fortune personnelle s’accroît de 170 millions de dollars. Mais c’est avec Tesla qu’il devient un phénomène médiatique.
On pourrait croire qu’il a fondé la marque de véhicules électriques, tant sa personnalité est liée au développement de cette success story. En réalité, l’entreprise a été créée en 2003 par Martin Eberhard et Marc Tarpenning. Elon Musk l’a intégrée un an après sa création, y investissant 6,5 millions de dollars, en devenant ainsi le principal investisseur et le président du conseil d’administration. S’il n’en est donc pas à l’origine, c’est lui qui a rendu le projet viable et très lucratif, comme il l’avait fait auparavant avec PayPal. Il finance la production d’une nouvelle batterie au lithium et réussit à rendre Tesla séduisante, misant sur une communication efficace. Le premier modèle de Tesla, sorti en 2008, est produit à moins de 3 000 exemplaires. Avec le lancement en 2010 de l’usine de Fremont, Tesla passe à l’échelle industrielle, et dix ans plus tard, le million de véhicules produits est atteint. Les voitures Tesla, 100 % électriques, sont vendues dans le monde entier. Elon Musk est entre-temps devenu le P-DG du groupe. Aujourd’hui, Tesla a diversifié sa production avec la création de batteries stationnaires, et de panneaux et tuiles photovoltaïques après la fusion avec l’entreprise SolarCity, en 2016. Cette entreprise a permis à son créateur de devenir immensément riche : sa fortune, composée en majeure partie d’actions, atteindrait près de 180 milliards de dollars.
Les choix d’Elon Musk, précurseur dans de nombreux domaines, influencent aujourd’hui, par Twitter interposé, les cours de la bourse. Sur la seule journée du 9 mars 2020, après une envolée des actions de Tesla, Elon Musk a gagné 25 milliards de dollars. Il se partage avec Jeff Bezos, patron d’Amazon, la place de l’homme le plus riche ― certains diraient le plus puissant ― du monde. Tous deux « ont dynamité le mythe d’un Wall Street qui serait le seul détenteur des clés de la richesse », écrivait Jason Zweig, mi-février, dans The Wall Street Journal. La rivalité entre ces deux personnages « lunaires » ne se joue pas uniquement sur le terrain économique, mais aussi, de plus en plus, sur le terrain de la conquête spatiale.
Viser la Lune ? Plutôt Mars !
En 2002, Elon Musk fonde SpaceX, en y investissant la majeure partie de sa fortune. Avec cette société astronautique, le visionnaire entend tout bonnement concurrencer la NASA sur les lancements spatiaux. Pour cela, il veut construire des fusées simples et réutilisables. Dans le monde très fermé de l’industrie spatiale, beaucoup se rient de ce nouveau venu, d’autant plus que les premiers lancements de son Falcon 1 sont des échecs.
Le 4e essai est le bon, et SpaceX signe en décembre 2008 un contrat de 1,5 milliard de dollars avec la NASA pour assurer une partie du ravitaillement de l’ISS jusqu’en 2015. Ce contrat a depuis été prolongé jusqu’en 2024. Le premier décollage de son lanceur réutilisable Falcon 9 a lieu en juin 2010, et l’année suivante, lorsque la space shuttle (navette spatiale) américaine est mise à la retraite après 30 ans de bons et loyaux services, SpaceX reprend naturellement la main. Plus personne ne regarde Elon Musk avec condescendance. Le vaisseau Crew Dragon, conçu par son entreprise, a emporté quatre astronautes dans la nuit du 15 au 16 novembre 2020, pour son premier trajet opérationnel vers l’ISS. La seconde mission du 24 avril dernier fut, elle aussi, couronnée de succès. Grâce à SpaceX, les Américains peuvent de nouveau se passer de Baïkonour, et lancer des navettes depuis leur territoire.
En 2019, Mike Pence, alors Vice-Président des États-Unis, avait mis la NASA au défi d’envoyer un homme marcher de nouveau sur la Lune d’ici 2024. L’agence spatiale a annoncé le 16 avril dernier avoir choisi SpaceX pour y envoyer les prochains astronautes américains, au détriment de la société Blue Origin de Jeff Bezos (un choix que ce dernier conteste en justice).
Le contrat de 2,9 milliards de dollars concerne le prototype de vaisseau spatial Starship, qui, combiné à la fusée Super Heavy, sera entièrement réutilisable et permettra de transporter 100 tonnes de matériel dans l’espace. Comme pour Falcon, les premiers essais se sont soldés par des échecs. « Si les choses n’échouent pas, vous n’êtes pas assez innovant », déclarait en 2008 sur Twitter Elon Musk, au bord de la faillite, juste avant qu’il ne signe le contrat avec la NASA qui lui permit de relancer SpaceX.
L’homme d’affaires et visionnaire est devenu un phénomène médiatique et un acteur incontournable de la conquête spatiale sur le plan international. Pour lui, la Lune n’est qu’une étape dans sa course vers Mars. Il entend faire atterrir sa navette (sans occupant) sur la planète rouge en 2024. Sa voiture décapotable Tesla, envoyée le 6 février 2018 depuis Cap Canaveral, l’y attend déjà. Rien d’impossible pour le patron mégalomane qui veut « construire une ville autonome sur Mars », comme il le déclarait fin février dernier, et qui souhaite que les premiers colons touchent le sol martien en 2026. L’agenda semble utopiste au regard des difficultés humaines et techniques, mais Elon Musk entend réaliser au plus vite son rêve : aller lui-même sur Mars. Mais s’il meurt sur cette planète, il « ne veu[t] pas que ce soit à l’atterrissage ».
Vers un espace privatisé ?
Alors que les États-Unis ont annoncé leur intention de stopper le financement de l’ISS à partir de 2025, les opérateurs spatiaux privés se multiplient. Jeff Bezos a quitté la présidence d’Amazon pour se consacrer à l’espace. Et si son principal rival ne pense qu’à Mars, lui rêve de construire des vaisseaux géants qui récréeraient les conditions de vie terrestres et seraient capables d’accueillir des milliards d’humains. « Je veux que nous puissions imaginer des environnements idéaux, sans limite. Pas de pluie, pas de tremblement de terre. Nous n’aurions plus besoin de planète », déclarait-il en 2019 après avoir dévoilé son alunisseur nommé Blue Moon, construit par sa société Blue Origin. Le 20 juillet 2021, le fondateur d’Amazon prend part à un voyage spatial organisé par Blue Origin, en compagnie de quatre personnes, dont son frère et l’ancienne aviatrice Wally Funk, âgée de 82 ans. La société Axiom Space prévoit, elle aussi, d’envoyer des touristes spatiaux, qui résideraient dans l’ISS, dès 2022. Et le 12 avril dernier, l’agence fédérale spatiale américaine a signé un contrat avec la société de production Space Hero, qui veut organiser « la première compétition mondiale au monde à envoyer un civil dans l’espace pour un voyage de 10 jours à 55 millions de dollars vers l’ISS ».
Ces sociétés américaines ont beau avoir la tête dans les étoiles, leurs décisions sont guidées par des intérêts bien terrestres. Le billet Blue Origin pour l’espace est à 55 millions de dollars par personne. Si Elon Musk a estimé sur Twitter que le ticket pour Mars pourrait « un jour » se monnayer aux alentours de « 500 000 dollars », l’espace semble réservé à quelques privilégiés fortunés.
En 2013, SpaceX a lancé avec succès son premier satellite de communication, pour un coût 30 % moins élevé qu’une mise en orbite avec Ariane. Depuis, l’entreprise croule sous les demandes. Ces dix dernières années, elle a effectué des dizaines de lancements pour le compte de la NASA. 2020 fut une année record, avec 26 lancements effectués et autant de récupérations réussies des premiers étages du lanceur. SpaceX est aussi un moyen d’envoyer dans l’espace les satellites qui vont constituer le réseau Starlink. Ce dernier, aujourd’hui composé de 1 140 satellites, en comptera à terme 12 000, qui permettront un maillage très fin de l’espace, et donc la fin des zones blanches sur terre pour l’internet ou les réseaux mobiles. Ce projet, qui pourrait rapporter gros, a été établi sans aucune concertation avec la communauté internationale, et notamment les astrophysiciens qui craignent de ne plus pouvoir observer les astres depuis leurs télescopes (du fait de la lumière dégagée par les satellites de Starlink). Ce programme décidé unilatéralement et guidé par des intérêts financiers préfigure-t-il d’une privatisation de l’espace à venir ? Certains le pensent.
En 1967, la signature du « traité de l’espace » visait à empêcher la colonisation de l’espace et des astres du système solaire par un pays. Aucun État ne peut revendiquer la propriété d’une planète. Mais qu’en est-il des terres ? Dans le traité, rien n’est explicite quant à l’appropriation d’une ressource extra-terrestre par une société commerciale, et in fine son exploitation. Cette faille a déjà été exploitée par les États-Unis. En 2015, avec le Space Act, ils ont rompu le « traité de l’espace » et autorisé leurs entreprises à s’emparer de ressources extra-terrestres. Le 13 octobre 2020, sous la houlette de Washington, sept pays ont signé les accords d’Artémis, qui doivent servir de support juridique au programme d’exploration lunaire du même nom. Ces accords ont été fortement critiqués parce qu’ils autorisent la mise en place de « zones de sécurité », dont la teneur est pour le moins floue. Cela pourrait déboucher, à en croire certains experts, sur des appropriations de vastes zones pour en collecter les ressources. Les grandes nations spatiales, comme la Russie et la Chine, ne sont pas signataires de ces accords, basés selon elles sur une lecture très américano-centrée de l’exploration spatiale. La guerre des étoiles ne fait que commencer.
Chine et États-Unis
La rivalité est aussi spatiale
En octobre 2017, l’administration Trump confirmait le lancement du programme Artémis devant permettre de renvoyer des astronautes sur la Lune, une première depuis 1972. Et la Lune n’est qu’une étape. « Nous allons renvoyer des astronautes américains sur la Lune, non seulement pour y laisser des traces de pas et des drapeaux, mais surtout pour poser les bases d’une mission américaine vers Mars et au-delà », a déclaré le Vice-Président Mike Pence.
Alors que l’antagonisme entre Washington et Pékin ne faiblit pas, l’espace prend une dimension hautement géostratégique. En effet, la Chine entend envoyer un équipage sur le satellite de la Terre entre 2025 et 2030, et les États-Unis se devaient donc de réaffirmer qu’ils restent avec la NASA leaders dans le domaine spatial.
En 2019, un tiers des lancements spatiaux a eu lieu à partir de la Chine, dont les progrès en termes de développement spatial sont spectaculaires. En quelques années, elle est devenue le 3e pays à maîtriser tous les secteurs de la conquête spatiale : les lanceurs, les satellites, les vols habités, les rendez-vous spatiaux, les laboratoires de l’espace, la conquête de la Lune, et depuis le 10 février dernier celle de Mars avec l’entrée en orbite de la sonde Tianwen-1. Avec son Programme chinois d’exploration lunaire (CLEP), Pékin souhaite installer une base permanente sur la Lune. Mais, comme c’est le cas pour les États-Unis, cela n’est qu’une étape vers Mars. L’empire du Milieu avait été délibérément écarté de l’ISS qui associe Américains, Russes, Européens, Japonais et Canadiens. Il cherche aujourd’hui à prendre sa revanche. Le « rêve d’espace » annoncé par le Président Xi Jinping prévoit l’inauguration en 2022 d’une station spatiale orbitale chinoise.