La notoriété de Barcelone tient pour beaucoup à son architecture si spécifique. Les monuments créés par Gaudí, reconnaissables au premier coup d’œil, attirent chaque année des millions de visiteurs.
Par Clément Airault
La Catalogne possède une riche histoire architecturale, et la basilique Santa María del Mar, construite entre 1329 et 1383 et située dans le quartier de la Ribera, est un parfait exemple du style gothique catalan. Avant de devenir une ville moderne et aérée, Barcelone a longtemps été une cité fortifiée, coincée entre mer et murailles, sans possibilité d’extension et sujette à la prolifération des épidémies. Son mur d’enceinte n’a été abattu qu’en 1854. Construire au-delà des fortifications était devenu inéluctable.
Un plan génial
Un an avant de faire tomber les murailles de la ville, la mairie cherchait à déterminer un plan d’aménagement pour l’extension urbaine à venir. Ce fut Ildefons Cerdà qui remporta l’appel d’offres. Il n’était pas architecte mais ingénieur, et avait été chargé en 1855 par le Ministre de l’Aménagement du territoire espagnol de conduire le nouveau plan topographique de Barcelone.
Son projet visait « à rendre la cité plus propre et plus agréable à vivre », explique l’architecte Guim Costa Calsamiglia, doyen du Collège des architectes de Catalogne. Ildefons Cerdà imagine « une ville connectée aux cités alentours, en mettant en place un plan en grille » — il se caractérise par un quadrillage systématique des lieux, avec des avenues et des rues parallèles coupées par trois axes symboliques permettant de relier les quartiers avec le reste de la ville et l’extérieur. Il imagine des pâtés de maisons en forme d’octogones, blocs appelés manzanas, aujourd’hui devenus une référence urbanistique dans le monde. Chaque carrefour, dénommé xamfrà, a pour but de devenir une place vivante et commerçante, sur laquelle les riverains puissent se retrouver.
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Le projet est extrêmement novateur. Par exemple, l’ingénieur a accordé une grande importance à la lumière du soleil. Les angles des manzanas coïncident avec les points cardinaux de façon à ce que tous les côtés bénéficient de la lumière naturelle au fil de la journée. Par ailleurs, Ildefons Cerdà a anticipé les problèmes de circulation urbaine avant même que l’automobile ait été inventée, prévoyant de rendre souterraines les lignes de chemin de fer. Toutefois, ce plan ne faisait pas l’unanimité ; il fut imposé par le Gouvernement d’Isabelle II, laquelle posa en 1860 la première pierre du quartier de l’Eixample (« extension », en catalan), sur l’actuelle place de Catalogne.
Barcelone connaîtra de profondes modifications, quelques années plus tard, sous le mandat du maire Francesc de Paula Rius i Taulet. Ce dernier est à l’origine de la tenue de l’Exposition universelle à Barcelone en 1888. Elle a été l’occasion de grandes avancées urbaines, dans le cadre du Plan Cerdà, et notamment de la fusion de Barcelone avec les villages alentours de Gràcia, Horta, Les Corts et Sarrià. Ont alors également été construits le parc de la Ciutadella, le Castell dels Tres Dragons (Château des trois dragons) et le Mercat del Born (marché du Born). Ce dernier, récemment transformé en musée, était la plus grande place couverte d’Europe, et il a marqué le début du modernisme dans l’architecture catalane.
L’impact du modernisme catalan
« Le modernisme a beaucoup marqué la cité », assure Guim Costa Calsamiglia. Ce courant coïncide avec la période où de riches industriels barcelonais choisissent de quitter la vieille ville pour s’installer dans les nouveaux quartiers, et décident d’investir dans les immeubles de rapport. Soucieuses de « montrer leur richesse et d’embellir la ville », des personnalités comme Antoni Amatller, Eusebi Güell ou les membres de la famille Llorach permettent, de la fin du XIXe au début du XXe siècle, aux architectes modernistes catalans de rivaliser de créativité. Il suffit de déambuler sur Passeig de Gràcia, Carrer d’Ausiàs Marc ou Avinguda Diagonal pour observer leur impact sur le paysage. Il existe alors un réel dynamisme en Catalogne. Les architectes « observent ce qui se passe de l’autre côté des Pyrénées, le regard tourné vers l’Europe, et ils comprennent très vite l’essence de ce mouvement », précise Guim Costa.
Ce que les Catalans appellent « modernisme » s’apparente au mouvement artistique que l’on nomme « Art nouveau » en France. On y retrouve l’influence de la nature, et une propension à utiliser des courbes, tourbillons et spirales. Ces formes semblent donner vie à la pierre et au métal, comme on peut l’observer sur les façades de la Casa Battló et de la Casa Milá, réalisées par Antoni Gaudí, grand nom du modernisme catalan et concepteur de la Sagrada Família. L’architecte Lluis Domènech i Montaner achève durant cette période deux chefs-d’œuvre du modernisme catalan : le Palais de la musique catalane et l’hôpital de Sant Pau, tous deux inscrits au Patrimoine mondial de l’Unesco. D’autres architectes prestigieux marquent cette période de leur empreinte, tels Josep Puig i Cadafalch, à qui l’on doit la Casa Amatller et la Casa de les Punxes. C’est l’âge d’or de l’architecture catalane. La guerre civile espagnole, puis la dictature du général Franco, jusqu’en 1975, mettent un coup d’arrêt à cette créativité.
Penser l’avenir
Au début du XXe siècle, la Catalogne compte 2,5 millions d’habitants ; 40 ans plus tard, la population a doublé. La région s’est fortement industrialisée, et la main-d’œuvre afflue du reste du pays. Il faut loger ces nouveaux arrivants. Durant les années 1960 et 1970, la spéculation immobilière et les constructions de mauvaise qualité sont courantes. Cependant ces bâtiments, que les Catalans nomment polígonos, ne sont pas tous dénués d’intérêt architectural, à l’image de celui de Montbau.
Barcelone abrite aujourd’hui 1,6 million d’habitants (3,5 millions avec la métropole). Elle reste une ville agréable à vivre, aérée. Que sera-t-elle dans l’avenir ? Les grandes fortunes ayant permis aux modernistes comme Gaudí de réaliser leurs rêves les plus fous ne sont plus là. Mais s’ils peinent à trouver des projets novateurs et rémunérateurs, les architectes catalans de talent ne manquent pas. Barcelone continue d’innover, en gardant à l’esprit son passé architectural. Le Plan Cerdà est toujours appliqué, comme en témoigne la création du Forum, en 2000. Le nouveau quartier 22@ va permettre de rénover en intégralité le quartier de Poblenou, surnommé le « Manchester catalan », qui a été le moteur de la révolution industrielle. Les temps changent, car 22@ ambitionne de devenir une plaque tournante pour les entreprises technologiques innovantes.
Questions à Jordi Faulí : Architecte en chef de la Sagrada Família
Le 7e architecte en chef de la Sagrada Família marche sur les pas de Gaudí. Architecte-directeur depuis 10 ans, il y travaille depuis 32 ans. Il nous parle de l’œuvre de sa vie.
Qu’est-ce qui rend la Sagrada Família si spéciale, par rapport aux autres églises ?
C’est le bâtiment le plus connu et le plus visité de Barcelone, et celui d’un architecte extraordinaire. Antoni Gaudí a travaillé sur cette église durant 43 années, et il s’y est consacré exclusivement durant les 14 dernières années de sa vie. Ce temple expiatoire avait pour but d’être différent de tout ce que Gaudí avait construit auparavant, notamment par ses dimensions, et tout en sachant qu’il ne serait pas terminé de son vivant, mais qu’il serait construit sur plusieurs générations.
Notre projet est de construire selon l’idée de Gaudí. Il l’a pensé d’une forme différente des autres églises. Toutes servent à célébrer l’eucharistie. Lui voulait célébrer la foi chrétienne avec les images, les sculptures, mais aussi la forme de l’architecture. En regardant celle de la Sagrada Família, on peut comprendre les bases de la foi chrétienne. Les 18 tours en sont l’expression. Au centre se trouve Jésus-Christ, puis les 4 évangélistes, la tour de la Vierge, l’abside, et les 12 apôtres. La façade de la Nativité, qui exprime la joie de toute la création et la joie de la vie, est à l’opposé de la façade de la Passion. Toutes deux ont été dessinées par Gaudí.
Quelles sont les spécificités architecturales de la Sagrada Familia, et en quoi les nouvelles technologies vous aident à mieux comprendre la manière de construire de Gaudí ?
Gaudí ne voulait pas construire de contreforts et d’arcs-boutants. Il a pensé à faire supporter le poids des voûtes directement sur des colonnes en forme d’arbres. C’est le premier à avoir eu cette idée. L’objectif était de permettre à la lumière de pénétrer au maximum dans l’église, y compris par les espaces situés entre les colonnes. Pour lui, les formes hyperboliques sont très importantes. Tout est géré avec la géométrie. Il existe des règles, une grammaire de composition inventée par Gaudí, et tous les architectes qui l’ont suivi respectent ces règles.
Pour définir le modèle de la nef principale, Gaudí a calculé quel poids de la voûte chaque colonne pouvait supporter. Elles ont été refaites dans les années 1980 en utilisant des ordinateurs. Ses calculs étaient parfaits. La technologie rend aujourd’hui possible la fidélité maximale au projet de Gaudí, et elle permet même de l’améliorer, en autorisant l’aménagement d’espaces intérieurs, comme dans la tour de la Vierge.
Où en est l’avancée du chantier de construction ?
Le 14 mars 2020, tout le chantier a été stoppé pour cause de pandémie, et les bureaux ont été fermés, ainsi que la visite au public, durant une année. Le chantier a pris du retard et les tickets visiteurs qui finançaient la construction ont été stoppés.
Nous sommes en ce moment dans le projet de construction de la chapelle de l’Assomption et de construction des 6 tours centrales. La tour de Jésus-Christ atteint aujourd’hui 130 m de hauteur, et culminera au final à 172 m. Concernant les 4 tours des Évangélistes, les deux situées dans les parties nord seront finies cette année. Nous espérons finir la tour de Jésus-Christ en 2026. La partie importante à construire est l’ensemble de la façade principale, celle de la Gloire, avec son narthex, suspendu à 16 grands hyperboloïdes en forme de trompettes. L’année 2026 devait marquer la fin des travaux de la basilique, et coïncider avec le centenaire de la mort de Gaudí. Suite au retard pris à cause de la pandémie, cette date a été repoussée.
L’empreinte de Gaudí :
Les réalisations du grand architecte catalan sont reconnaissables au premier coup d’œil quand on déambule dans les rues de Barcelone. En voici quelques exemples.
Parc Güell:
Célèbre pour ses bancs ondulés et sa salamandre réalisés en trencadis (mosaïque à base d’éclats de céramique), ce parc, qui est aujourd’hui le plus visité de la capitale catalane, est inscrit au Patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1984. À l’origine, il s’agissait d’un projet de cité-jardin qui devait comporter une chapelle et 60 maisons, mais il n’a jamais abouti. Antoni Gaudí y a vécu 20 ans, et on peut y visiter sa maison-musée.
Casa Vicens :
Cette maison a été construite entre 1883 et 1888 pour une famille de notables barcelonais possédant une fabrique de céramique. Elle est la première grande œuvre architecturale réalisée par Gaudí . Reconnaissable à ses façades présentant des influences orientales et baroques, elle est ouverte au public depuis 2017.
Casa Milà :
La Casa Milà, surnommée « La Pedrera » (« carrière », en catalan), est le dernier chantier civil de Gaudí (achevé en 1912). Sa façade, de style moderniste, est exceptionnelle. Depuis la terrasse de l’immeuble, vous pouvez admirer la vue sur la Sagrada Família.
Casa Batlló :
En se promenant sur le Passeig de Gràcia, impossible de la rater ! Cet édifice symbolise à lui seul le génie de Gaudí . La décoration et le style marin que l’on retrouve tant à l’extérieur qu’à l’intérieur de l’immeuble, ainsi que la façade faite de pierre, de fer forgé et de trencadis de verre et de céramique la rendent très particulière. Restaurée intégralement en 2019, elle est ouverte au grand public depuis 2002.
Palau Güell :
Ce palais moderniste a été construit à la fin du XIXe siècle pour le riche industriel et armateur Eusebi Güell, qui appréciait les œuvres de Gaudí et a financé un certain nombre de ses projets. L’intérieur, spectaculaire, dispose d’une splendide coupole, et sur le toit les cheminées d’aération sont une invitation au rêve.