Le processus de transition en cours au Tchad depuis avril 2021 s’inscrit dans une seconde phase à l’issue du Dialogue national. Un Gouvernement d’union nationale, dirigé par l’ancien chef de file de l’opposition Saleh Kebzabo, a reçu la périlleuse mission d’inscrire le Tchad sur la voie de la stabilité et du développement.
Par Yamingué Bétinbaye
La première phase de la Transition s’est achevée au bout de 18 mois avec l’organisation du Dialogue national inclusif et souverain (DNIS), dont la clôture solennelle a eu lieu le 8 octobre 2022. A commencé dès lors une seconde phase de 24 mois, toujours présidée par le général Mahamat Déby Itno, investi Président de la Transition, en vertu des conclusions du DNIS. La gestion de cette nouvelle phase de la Transition tchadienne est surtout animée par un Gouvernement d’union nationale, à qui revient la lourde mission de mettre en œuvre le cahier des charges élaboré et validé par les participants au Dialogue national.
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Un opposant aux commandes
Pour diriger la nouvelle équipe gouvernementale, le Président de la Transition a fait appel à une figure bien connue de la scène politique tchadienne, à savoir l’ancien chef de file de l’opposition, Saleh Kebzabo. Cet ex-journaliste, dont les premières prises de position publiques dans le pays remontent à la fin des années 1960, a été nommé Premier ministre, chef du Gouvernement de Transition le 12 octobre 2022. « Ma nomination n’est pas une surprise pour moi. C’est une ancienne affaire », a-t-il confié très rapidement à la presse.
Le président du parti d’opposition l’Union nationale pour la démocratie et le renouveau (UNDR), Saleh Kebzabo, remplace ainsi au poste de Premier ministre un homme politique au profil similaire, Albert Pahimi Padacké, originaire de la province du Mayo-Kebbi Ouest, comme lui ; et, comme lui, opposant modéré, et un des premiers acteurs politiques tchadiens à reconnaître le Conseil militaire de Transition (CMT) mis en place après la mort du maréchal Idriss Déby Itno le 20 avril 2021.
Le Premier ministre Kebzabo l’a précisé : le Gouvernement d’union nationale de Transition a pour mission de remettre l’État sur les rails et d’instaurer une bonne gouvernance, la justice pour tous, le vivre-ensemble et le développement, entre autres. Ce Gouvernement doit également contribuer au respect des engagements relatifs à la mise en œuvre du processus de transition. Ce qui revient à organiser des élections crédibles, transparentes et acceptables par tous, en vue d’un retour à l’ordre constitutionnel dans le délai imparti de 24 mois.
Décret de nomination en poche et bréviaire de la Transition en main, Saleh Kebzabo a pu constituer son équipe gouvernementale. Le 14 octobre, la liste du nouveau Gouvernement d’union nationale de Transition a été lue sur le perron du palais présidentiel par le Secrétaire général de la présidence de la République, le Dr Gali Ngothé Gatta, lui aussi opposant radical, ancien maquisard, universitaire habité par la question de l’alternance et qui a pris activement part au Dialogue national en tant que président du présidium.
Innovations et retours
Le Gouvernement formé par Saleh Kebzabo compte de nombreux opposants politiques et politico-militaires, ainsi que des partisans de l’ancien parti au pouvoir, le Mouvement patriotique du salut (MPS). Cette première équipe gouvernementale post-Dialogue national compte 44 membres, dont 31 ministres, 3 ministres délégués et 10 secrétaires d’État, soit 4 membres de plus que la précédente équipe dirigée par Albert Pahimi Padacké. Le nombre de femmes est passé de 10 à 13. Quatre des 44 membres ont un statut de ministre d’État.
Sur la forme, quelques innovations concernant ce nouveau Gouvernement sont révélatrices de son positionnement pour la stabilité et le développement du pays. Il s’agit notamment de la présence de ministères délégués, auxquels s’ajoutent une scission de certains départements et une modification de la désignation des portefeuilles : Transformation agricole, Bonne Gouvernance, Genre et Solidarité, Prospective et Partenariats internationaux, Affaires culturelles et Patrimoine historique, Santé publique et Prévention, Leadership entrepreneurial, etc.
Ce Gouvernement se caractérise par le retour aux affaires de quelques anciens ministres. C’est le cas de Mahamat Saleh Annadif aux Affaires étrangères, Moussa Kadam à l’Éducation nationale, Aziz Mahamat Saleh à la Communication, Mahamat Allahou Taher aux Télécommunications, et du Dr Ramatou Mahamat Houtouin, déléguée auprès du Ministre des Hydrocarbures. Des entrées très notables sont également enregistrées, comme le retour de Laoukein Kourayo Médard à la Transformation agricole ou encore de Limane Mahamat à l’Administration du territoire. Tout aussi remarquables sont les arrivées des politico-militaires Mahamat Hanno à l’Environnement, Mahamat Assileck Halata à l’Aménagement du territoire et du Dr Tom Erdimi à l’Enseignement supérieur. Ce dernier était même encore dans les geôles égyptiennes quand s’ouvrait le DNIS en août 2022.
Équilibre politique
D’après un analyste politique du Centre de recherche en anthropologie et sciences humaines (CRASH), un think tank basé à N’Djamena, « si l’on observe la composition de cette équipe gouvernementale, le premier constat est qu’il y a une diversité de groupes politiques. Ce qui veut dire que c’est avant tout l’équilibre politique qui est privilégié au détriment de l’équilibre régional, qu’on avait l’habitude d’observer dans la composition des gouvernements précédents. » Cela signifie d’emblée qu’avec ce Gouvernement d’union nationale de Transition, les acteurs politiques s’inscrivent avant tout dans une logique de compétition politique.
Toujours selon l’analyste politique du CRASH, « une lecture détaillée de la composition du Gouvernement formé par Saleh Kebzabo montre qu’il y a un net recul de l’ancien parti au pouvoir, le MPS, en termes d’effectifs des membres mais aussi en termes d’occupation des postes régaliens ». En fait, l’étude du profil de cette équipe gouvernementale montre que cette formation politique a perdu du terrain au détriment de l’opposition politique.
À l’exception du parti Les Transformateurs du Dr Succès Masra et de l’Union pour le renouveau et la démocratie (URD) dont le chef était, jusqu’à la mort du maréchal Déby, le chef de file de l’opposition, les grandes formations politiques de l’opposition sont représentées dans ce Gouvernement de Transition par leurs chefs. De plus, avec des figures influentes de l’Union des forces de la résistance (UFR) de Timane Erdimi ou encore de l’Union des forces pour la démocratie et le développement (UFDD) de Mahamat Nouri, il y a une représentation non négligeable des politico-militaires.
Assouvir le désir de changement
Le 3 novembre 2022, soit deux semaines après leur installation, le Premier ministre de Transition et son équipe ont présenté le programme politique du premier Gouvernement de la seconde phase de Transition au Conseil national de Transition (CNT). Ce programme reprend essentiellement le cahier des charges de la Transition adopté par le DNIS, lequel précise d’entrée de jeu que « les préoccupations soulevées, ainsi que les résolutions prises lors des pré-dialogues, consignées dans les rapports du Comité d’organisation du Dialogue national inclusif (Codni) et du Dialogue national inclusif et souverain (DNIS), traduisent à suffisance le désir de changement de la population tchadienne ».
Les principales priorités du Gouvernement d’union nationale de Transition formé le 14 octobre 2022, consignées dans son programme politique, sont la rédaction du projet de la nouvelle Constitution, la mise en place d’un nouveau cadre de concertation des partis politiques, la création de la nouvelle structure chargée de l’organisation des élections, la révision du fichier électoral, la mise à jour du découpage territorial, l’organisation du référendum constitutionnel, l’actualisation des textes juridiques relatifs aux élections, et l’organisation des élections générales au plus tard à la fin de l’année 2024.
Ces mesures visent à assurer la continuité de l’État, à préserver les acquis de paix et de stabilité, à garantir la mise en œuvre des résolutions et recommandations issues du DNIS en vue de créer des conditions propices à un retour à l’ordre constitutionnel dans un climat plus apaisé. Toutefois, avec les nouveaux développements survenus au niveau du contexte national, le Gouvernement Kebzabo devra, en plus, encourager les acteurs politiques tchadiens à renoncer à la violence comme forme de protestation et de revendication. Il devra aussi exorciser le péril sécuritaire des conflits communautaires et poursuivre les efforts de rapprochement avec l’ensemble des oppositions, en prônant l’apaisement.
Saleh Kebzabo, un opposant consensuel
Nommé Premier ministre de Transition le 12 octobre 2022, Saleh Kebzabo est un opposant modéré, ancien chef de file de l’opposition, qui s’était très rapidement rapproché du Conseil militaire de Transition (CMT) au cours de la première phase de la Transition et qui a même assuré les fonctions de vice-président du Comité d’organisation du Dialogue national inclusif (Codni). Il était un opposant de longue date du défunt Président Idriss Déby Itno.
Né le 27 mars 1947 à Léré, dans la province du Mayo-Kebbi Ouest, à la frontière entre le Tchad et le Cameroun, Saleh Kebzabo est d’abord journaliste, après avoir été formé à Paris à la fin des années 1960. Ex-rédacteur à Jeune Afrique et directeur de publication de Demain l’Afrique en France, il a poursuivi cette carrière professionnelle au Tchad où il a été, entre autres, directeur de l’Agence tchadienne de presse (ATP) et fondateur du journal N’Djamena Hebdo.
Mais c’est surtout sur le terrain politique que Saleh Kebzabo a gagné en popularité. Il a été candidat aux élections présidentielles de 1996, 2001, 2006 et 2016. À la dernière présidentielle de 2021, sa candidature a été validée par la Cour suprême, mais il s’est retiré de la compétition électorale pour protester contre les violences exercées sur l’opposant Yaya Dillo et sa famille. Saleh Kebzabo a aussi été député de la circonscription de Léré de 2002 à 2021. Plusieurs fois membre du Gouvernement, il a notamment été chef de la diplomatie tchadienne entre 1996 et 1997.